Le cavalier libre : Le gouvernement canadien et la réduction des gaz à effet de serre

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Par Me P. Martin Dumas
B.A., M.A., LLB, doctorant de la London School of Economics and Political Science
Consultant international / travail & développement durable


La question du réchauffement climatique attribuable à l’activité humaine est en voie de marquer durablement les analyses scientifiques, politiques et économiques contemporaines. Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), une diminution absolue des gaz à effet de serre (GES) pour l’an 2015 est une condition minimale et préliminaire au combat sérieux des effets d’un tel réchauffement : perturbation sévère de chaînes écologiques, fonte des glaciers et calottes glaciaires, déplacements massifs et plus ou moins ordonnés de populations pauvres ou appauvries, pénuries d’eau potable.
 
Le gouvernement du Canada s’est jusqu’ici montré timide dans la lutte aux GES, en dépit du rôle de leader emprunté dans la promotion du Protocole de Kyoto, sous l’administration libérale. Cet attentisme a choqué l’opinion mondiale. Il n’est pourtant pas très mystérieux.  Il faut, pour mieux le comprendre, considérer la question de l’épuisement des ressources pétrolifères conventionnelles, la position géostratégique du Nord canadien et le rôle qu’il est demandé au Canada de jouer dans la solution à ce problème environnemental et planétaire. La participation active du Canada à la solution collective de Kyoto est ainsi compromise à plus d’un égard. Le Canada s’en trouve moins incité à lutter collectivement qu’à cavaler librement. Voyons tout cela de plus près en situant d’abord l’engagement du pays en vertu du Protocole de Kyoto.

L’hésitation du Canada est bien réelle. Avec insistance, le GIEC demande que les États réduisent leurs émissions de 60% avant l’an 2050 alors que les projections révèlent une hausse prévisible, sous le statu quo, de 60%. Aux termes plus modestes du Protocole, le Canada et autres signataires s’entendent pour réduire globalement de 5,2 % (6% dans le cas du Canada) les émissions de six gaz à effet de serre au dessous des niveaux de 1990, au cours d’une période d’engagement qui s’échelonne entre 2008 et 2012. 
 
Les États-Unis et l’Australie sont les seuls États d’envergure à ne pas avoir ratifié cet accord. Ce sont, avec le Canada, ceux qui émettent le plus de dioxyde de carbone (CO2) par habitant. En 2003, ils en rejetaient respectivement 19,68, 17,35 et 17,49 tonnes per capita alors que la moyenne desémissions des pays de l’OCDE, en tenant compte de l’influence de ces trois États membres, était de 11,08 tonnes per capita.

 

C’est dans ce contexte et sous la pression grandissante de la population que le gouvernement conservateur de M. Harper, en principe opposé à l’adoption du protocole de Kyoto, aura accouché d’un plan de mise en œuvre décalé dans le temps. Ainsi le Canada s’engage à avoir réduit ses émissions de 20% en 2020, en substituant 2006 à 1990 comme année de référence.  Le défaut d’atteindre les objectifs du Protocole de réduction de 6% des émissions canadiennes au regard de l’an 1990 s’en trouve masqué.  D’autres préoccupations, cependant, se profilent derrière cette frileuse initiative.
 
L’épuisement des ressources pétrolifères conventionnelles Il ne fait plus de doutes que l’ère de l’énergie fossile tire à sa fin et que de nombreux puits pétroliers d’importance seront épuisés bien avant la fin de ce siècle. À moins de découvertes inattendues, le régime de développement fondé sur le pétrole à bon marché sera bientôt plus assurément révolu. Le déclin graduel de la ressource brute, sous forme liquide, conjugué à une hausse du prix de vente final, annonce une lutte serrée parmi les promoteurs de substituts. L’un de ces substituts, le pétrole à extraire des sables bitumineux, se trouve en abondance en Alberta et au Venezuela. On estime que chacune de ces deux régions couvent des réserves équivalentes à celles de l’Arabie Saoudite, le plus important producteur de pétrole conventionnel, soit un potentiel panaméricain d’environ 600 milliards de barils. L’extraction du pétrole de ces sables est un processus coûteux. Alors qu’il en coûte un dollar / baril pour produire le pétrole en terrain arabe, ce coût est multiplié plus de 10 fois dans les champs bitumineux du Canada. Avant que le prix du baril de pétrole n’atteigne les 45 dollars, peu d’espoirs étaient fondés sur le rôle de substitut des sables bitumineux. Le prix du baril voltigeant au-delà de 65 dollars aujourd’hui, tous les espoirs économiques sont désormais permis sur ce marché non conventionnel. On estime par ailleurs que 75% de la production domestique de pétrole canadien dérivera de l’exploitation de ces sables, avant 2010. En somme, la rentabilité de ce nouveau marché ferait du Canada l’ « Arabie Saoudite de l’Amérique du Nord », sur le plan énergétique. 

Or l’extraction du pétrole de ces sables est significativement plus polluante que celle du pétrole brut liquide. La province albertaine, malgré le poids modeste de sa population, s’en trouve la plus pollueuse au pays, devançant la très industrielle Ontario à ce chapitre. Comme l’exploitation des sables bitumineux y subira vraisemblablement une forte croissance, il est à prévoir que les émissions de GES iront s’accroissant elles aussi.  Dans ces circonstances, les émissions de GES vont au moins tripler en Alberta entre 2005 et 2020 selon un directeur de l’Institut Pembina, n’en déplaisent aux défenseurs du Protocole. Le Protocole de Kyoto, en effet, ne permettrait pas au Canada de seulement réduire la croissance de ses GES ; c’est une réduction absolue de ses GES qui est recherchée avant 2013.  Le court échéancier du Protocole se pose donc tout à fait à l’encontre du développement envisagé du marché non conventionnel du pétrole canadien. 


De l’autre côté de l’Arctique, la Chine n’est pas indifférente devant ces développements.

La position géostratégique du Nord canadien

Rappelons d’entrée que la zone arctique se situe à mi-chemin entre les riches pôles américain et eurasiatique de développement. Son accès et la propriété de ses ressources en font déjà un enjeu majeur dans l’hémisphère nord. Non seulement l’Arctique pourrait recouvrir environ un quart des ressources en gaz et en pétrole non encore découvertes, selon le p.d.g. d’un groupe pétrolier norvégien, mais la fonte de ses glaces permet d’ouvrir la voie au transport maritime intercontinental marchand ou de passagers de même que l’accès aux ressources naturelles, là où les routes au nord de la Chine et de la Norvège sont toujours bloquées par les glaces. Les droits de propriété sur les ressources arctiques et le contrôle sécuritaire de l’espace nord-canadien se trouvent ainsi au centre de l’agenda stratégique du gouvernement canadien. L’établissement d’un corridor sécuritaire de transport arctique facilité par le réchauffement climatique, devant la perspective d’une dépendance croissante à l’endroit du pétrole moyen-oriental, suscite beaucoup d’intérêt dans les pays du nord. La question du réchauffement climatique se pose ici de façon hautement paradoxale. Elle met bien en relief le cynisme des États dans cette lutte aux GES alors que la course intercontinentale à l’exploitation polluante des ressources arctiques est lancée et que la Chine a récemment fait l’acquisition d’un brise- glaces. La question se soulève : le Canada envisage-t-il vraiment une lutte globale efficace au réchauffement des climats ?

Le problème de l’action collective et du cavalier libre La Chine, aux termes du Protocole de Kyoto, n’est pas tenue comme le Canada de réduire la quantité absolue de ses GES puisque, en termes relatifs, elle ne pollue pas autant que d’autres États, par habitant. Ses émissions, d’environ 4,3 tonnes per capita, demeurent encore relativement faibles, en termes relatifs. Par contraste, le Canada en émet plus de 20 tonnes per capita. Ce qui n’empêche pas la Chine de produire moins proprement que les États du G8, toutes autres choses égales. Elle émettait ainsi presqu’autant de GES que les Etats-Unis en 2006. Et avec entrain : la Chine ouvre les portes d’une nouvelle centrale au charbon tous les cinq jours aux fins de répondre à ses nouveaux besoins en énergie et prévoit garder ce rythme pendant des années. Le Canada se trouve dans une position opposée. Sa démographie ne reflète que 0,5% du portrait mondial alors que ses émissions carboniques représentent environ 2,5% du cumul de ces gaz. En d’autres termes, suivant la philosophie sous-jacente du Protocole de Kyoto, les Canadiens devraient envisager une réduction ultime d’environ 80% de ces GES, de manière à équilibrer plus justement les droits et obligations des États en matière de santé environnementale. C’est ainsi que les Canadiens finiraient par émettre seulement 0,5% des GES du monde. C’est à ce jeu, en bout de ligne, que le gouvernement canadien ne semble pas vouloir se prêter. 

Les émissions absolues de GES du Canada sont considérablement inférieures à celles de la Chine et tout effort de réduction de sa part pourrait être contrebalancé, par exemple, par l’effet d’une perte de contrôle quelconque, relativement mineure, en territoire chinois, russe ou américain. L’impact canadien, sur le plan des résultats mondiaux, n’est pas très significatif. L’exploitation économique de la zone arctique risque au surplus d’ajouter un obstacle plus sérieux à la baisse des GES que toute politique canadienne. Sans compter que cette zone se montre déjà très vulnérable au phénomène du réchauffement climatique. Or les grands pollueurs que sont la Russie, la Chine et les Etats-Unis se bousculent au portillon de l’Arctique. C’est vraisemblablement en contemplant l’avenir économique (et pollueur) de la zone arctique que les États-Unis, qui se tiennent à l’écart du Protocole  de Kyoto, défient dans le même temps les prétentions juridiques du Canada au regard de sa souveraineté territoriale nordique.  Rien de tout cela ne prédispose le Canada, petit pollueur en termes absolus, à la bonne foi dans la participation au Protocole. Les petits pollueurs ne partagent pas les mêmes intérêts, par ailleurs; tous ne voient pas du même œil la rentabilité présente et future de l’exploitation des sables bitumineux.  Pour résumer, le Canada se retrouve dans les bottes du ‘cavalier libre’ (free rider) confronté au problème de l’action collective : (1) il ne semble pas s’inquiéter outre mesure des conséquences du réchauffement climatique (encore largement indéterminées) et, à la vue de l’intérêt suscité par la fonte des glaces de l’Arctique, non plus que de ce qu’en pensent ses collaborateurs potentiels ; (2) il bénéficierait grandement, sur le plan économique et environnemental, d’une politique globale efficace mise en œuvre sans sa participation ; et (3) il risquerait de sacrifier un avantage économique en se pliant immédiatement aux conditions du Protocole de Kyoto, dans le contexte technologique actuel.  Il est moins étonnant dans ces circonstances d’observer les pas de nains du gouvernement du Canada en ce large domaine.  


À l’image du citoyen qui, par esprit d’utilitarisme, refuse de voter quand une majorité de citoyens votent, le Canada s’apprête ainsi à jouer le jeu du cavalier libre en marge du terrain délimité par le Protocole de Kyoto. Il pourrait parvenir à y tirer son épingle. Ce serait cependant au prix d’une réputation mondiale de leader moral, qui fondrait alors comme banquise au soleil. À sa défense, toutes les cartes technologiques ne sont pas jouées. Nul ne sait encore ce que les progrès à venir nous réservent. S’il faut pour cela investir des sommes colossales, il est à souhaiter que les bénéfices tirés de l’exploitation des sables bitumineux sauront faire naître d’autres espoirs.

 


Par Me P. Martin Dumas
B.A., M.A., LLB, doctorant de la London School of Economics and Political Science
Consultant international / travail & développement durable

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