Sortir le projet de loi sur l’eau de l’ambiguité

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Par Madeleine Cantin Cumyn

Membre du Barreau du Québec

et Sylvie Paquerot

Spécialiste du droit international de l’eau


 

 

Huit ans après le rapport du BAPE et 6 ans après l’adoption de la politique nationale de l’eau, le gouvernement du Québec propose enfin un cadre législatif pour l’eau au Québec. Le projet de loi 92, Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection, a été présenté le 5 juin à l’Assemblée nationale. Les commentaires qui suivent sont issus d’une première lecture de ce projet de loi.

 

Si les notes explicatives commencent en spécifiant que ce projet vise à confirmer le statut juridique de l’eau au Québec, et si madame la Ministre a bien précisé en présentant le projet, que « Comme l’oxygène, l’eau n’appartient pas à l’État. C’est plutôt un patrimoine dont l’État est le gardien », il y a loin de la coupe aux lèvres; il y a un fossé entre les intentions exprimées et le texte proposé.

 

À notre avis, en effet, le premier article de ce projet de loi entraînera pour l’avenir autant sinon plus de confusion et d’ambigüité que la situation actuelle que l’on dit vouloir clarifier. Il se lit comme suit : 1. Étant d’intérêt vital, l’eau de surface et l’eau souterraine, dans leur état naturel, sont des ressources qui font partie du patrimoine commun de la nation québécoise et qui ne peuvent être appropriées, sauf dans les conditions définies par la loi, dont le Code civil. Ainsi, cet article utilise une expression qui n’a pas de sens juridique précis au Québec – patrimoine commun de la nation québécoise – et réfère en même temps au Code civil et à la loi quant aux possibilités d’appropriation de l’eau.

 

Rappelons à cet égard que le rapport de la commission du BAPE appelait le gouvernement à clarifier le statut des eaux souterraines précisément parce que certaines interprétations des lois et du Code civil laissaient entendre que le statut de chose commune, – res communis – appliqué à l’eau (article 913 du Code civil) ne s’appliquerait pas aux eaux souterraines. En effet, ce même Code civil (article 951) dispose que « La propriété du sol emporte celle du dessus et du dessous », faisant ainsi potentiellement des eaux souterraines un objet d’appropriation, comme les mines par exemple. La clarification demandée par le BAPE représentait donc une étape essentielle pour permettre au gouvernement un encadrement cohérent des usages de l’eau souterraine.

 

Or, l’article 1 du projet proposé maintient la confusion sur le statut de l’eau en ne permettant pas, à notre avis, d’orienter la résolution de nombreux dossiers de conflits d’usages déjà existants sur le territoire québécois.

 

Du point de vue des débats internationaux autour des enjeux de l’eau, il est loin d’être insignifiant que le parlement du Québec, par un texte législatif, confirme et précise le statut de l’eau enchâssé dans le Code civil du Québec : celui de chose commune – res communis. C’est un message structurant qui est ainsi lancé : ce n’est pas par hasard, parce que ce statut nous viendrait de la tradition civiliste et que nous n’aurions jamais songé à l’abroger, que l’eau, au Québec, est une chose commune. C’est un choix que nous faisons collectivement en toute connaissance de cause.

 

Le choix de maintenir le statut de chose commune pour l’eau a été tracé à travers une vaste consultation qui fonde la légitimité de ces orientations. L’article premier devrait se lire ainsi : L’eau est, au Québec, chose commune, à l’égard de laquelle les autorités publiques doivent exercer leur responsabilité mais dont nul n’est propriétaire. Les eaux, tant de surface que souterraines, bénéficient du statut de res communis, tel qu’édicté à l’article 913 du Code civil. Voilà une manière de traduire clairement dans le texte l’intention énoncée verbalement. Il serait d’ailleurs judicieux d’en profiter pour abroger le second alinéa de l’article 913 du Code civil afin d’éliminer toute ambigüité, maintenant que l’intention en a été exprimée.

 

Une fois ce statut réitéré et clarifié, c’est le principe de responsabilité qui devra guider l’ensemble des décisions et actions qui seront prises par les autorités publiques à l’égard de l’eau. Ce statut fournit la « grille de lecture », le critère d’application et d’interprétation des textes législatifs, pour orienter les débats à venir et les mesures à prendre : que veut dire gérer l’eau comme une chose commune? Le diable est dans les détails dit-on… et c’est particulièrement vrai s’agissant d’un projet de loi. Si l’intention est bien de clarifier le statut de l’eau et de définir les balises et le sens de nos responsabilités à l’égard de cette ressource vitale, l’ensemble des mesures proposées dans le projet de loi devra être attentivement relu et analysé à partir de cette question.

 

À cet égard, on doit saluer l’inscription dans le projet de loi du Bureau des connaissances sur l’eau. Bien sûr, cela n’est pas une nouvelle puisque celui-ci était déjà prévu dans le dernier budget. Mais les budgets passent, changent et s’adaptent au gré des contextes et des circonstances. L’intégration dans un texte législatif renforce cet engagement dans la durée. Issu, lui aussi, d’une recommandation du BAPE, le Bureau des connaissances sur l’eau répond à une exigence incontournable de notre responsabilité à l’égard de cette chose commune qu’est l’eau : pour la protéger, pour effectuer des choix responsables, prendre les mesures appropriées, nous devons préalablement connaître et comprendre. Et il est essentiel que cette connaissance soit crédible, publique et accessible pour contribuer à résoudre les inévitables conflits d’usages.

 

Par contre, du point de vue de notre responsabilité à l’égard d’une chose commune, est-il acceptable de concevoir la pollution comme un usage parmi d’autres, comme le laisse entendre le libellé de l’article 4 du projet de loi, intitulé « principe utilisateur-payeur » et dont le paragraphe se termine sur le principe pollueur-payeur? L’expérience – en France notamment – a bien montré par ailleurs les effets pervers, du point de vue de l’égalité, de l’application du principe utilisateur-payeur : est-ce bien conforme avec les exigences de gestion d’une chose commune?

 

Peut-on concevoir, également, que nous exercions effectivement nos responsabilités de protection de cette chose commune en considérant comme interchangeables les différentes formes de réparation des dommages causés aux ressources en eau (article 7)? Ne serait-il pas plus cohérent d’établir une priorité claire, là encore, en exigeant d’abord la remise en l’état initial, et en laissant les mesures compensatoires ou l’indemnité ne s’appliquer que dans la mesure où la remise en état est impossible? Et plus encore, les indemnités, lorsqu’elles s’appliquent, ne devraient-elles pas être strictement utilisées pour l’eau, plutôt que dédiées à un Fonds vert (article 9), dont le mandat plus large ne garantit aucunement que les sommes ainsi perçues retournent à l’eau?

 

Le scepticisme est de mise devant le caractère dit collectif de l’eau proclamé par le titre même de la loi. L’article 17 du projet de loi propose en effet un certain nombre de modifications à apporter à la Loi sur la qualité de l’environnement, entre autres l’introduction des articles 31.75, 31.76. Or, on ne constate aucune intention de mettre fin aux prélèvements d’eau destinée à être vendue (article 31,75). Outre que ces prélèvements emportent une appropriation de l’eau qui contredit son statut de chose commune (ou de ressource à caractère collectif), le problème des priorités d’usages reste entier. Si la priorité des besoins de base est clairement affirmée à l’article 31.76, la protection des écosystèmes aquatiques doit, elle, être conciliée, donc mise sur le même pied que tous les autres usages sans aucune hiérarchie entre eux, y compris celui de la commercialisation. Nous sommes loin, nous semble-t-il, d’un exercice judicieux de notre responsabilité de préservation avec un tel libellé.

 

Depuis 6 ans, le Québec attend une loi cadre sur l’eau au Québec. La société a besoin d’une telle loi pour gouverner et indiquer le sens des mesures à prendre. Il ne s’agit donc pas de « jeter le bébé avec l’eau du bain » mais d’exiger les clarifications et les modifications qui s’imposent. Bref, ce projet représente une nouvelle occasion, comme citoyens et citoyennes, d’exercer toute notre vigilance afin que les étapes qui s’annoncent vers son adoption se conforment effectivement aux exigences de notre responsabilité collective face à cette substance qui ne saurait être réduite à une équation économique et financière.

 

 


 

 
 
Par Madeleine Cantin Cumyn

Membre du Barreau du Québec


Madeleine Cantin Cumyn est professeur de droit civil. Elle a participé aux travaux de révision du Code civil du Québec et elle a siégé dans plusieurs comités consultatifs du Barreau du Québec sur le projet du Code civil. Elle a également agi à titre de consultante auprès des rédacteurs du Code civil de la Fédération de Russie. Avec Michelle Cumyn et Claire Skrinda, elle a présenté un mémoire sur le statut juridique de l’eau en droit québécois à la Commission sur la gestion de l’eau au Québec lors de consultations publiques tenues à Montréal, en novembre 1999, sous l’égide du Bureau d’audiences publiques en environnement. 

 

 

 

 

Et Sylvie Paquerot
Spécialiste du droit international de l’eau


Sylvie Paquerot se consacre, depuis une décennie, aux enjeux mondiaux de l’eau, à la fois dans ses activités citoyennes et dans ses activités professionnelles. Formée en sciences politiques, en sciences de l’environnement et en droit international, elle a soutenu en 2003 sa thèse de doctorat en sciences juridiques et politiques à l’Université Paris VII Denis-Diderot, sous le titre : Le statut de l’eau douce en droit international : penser la res publica universelle. Elle est professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa où elle dirige le Laboratoire d’études et de recherches en sciences sociales sur l’eau (LERSS-eau). Ses recherches portent principalement sur la gouvernance mondiale de l’eau.

 


 

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