Doit-on révéler toute la vérité aux citoyens et consommateurs? (Deuxième partie)

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Par Me P. Martin Dumas
Consultant international / travail & développement durable


 

Dans les débats actuels sur l’avenir des environnements naturels, nombreuses sont les questions qui suscitent le découragement, sinon l’inquiétude, chez les lecteurs intéressés.  Parmi elles, l’appel controversé à la « décroissance économique », les failles régulatoires des initiatives de protection environnementale, l’insuffisance des solutions technologiques, ainsi que l’absence déterminante d’un gouvernement mondial.

Les faiblesses des plans environnementaux alimentent par ailleurs les réactions cyniques à leur égard. Le problème est de taille dans la mesure où le sort d’un bon nombre de plans de protection repose sur un engagement anti-cynique de même qu’une prise de conscience responsable de la part de la population. Et le cynisme populaire sera d’autant plus exacerbé que les débats actuels seront privés de mises en contexte appropriées. Bref, révéler des vérités aux citoyens n’est pas sans risques, mais compléter ces dernières par d’autres vérités est tantôt désirable, tantôt nécessaire. Je me propose de survoler quelques-unes de ces mises en contexte, mal connues, en relation avec quatre questions d’importance.

L’appel à la décroissance économique sous un régime non tyrannique

On peut arguer qu’un régime tyrannique est mieux outillé qu’un régime démocratique, devant la mécanique instable de ce qu’on pourrait appeler la « gestion environnementale ».  

L’expérience des stérilisations forcées l’illustre plutôt dramatiquement. Pendant longtemps, la croissance économique mondiale a suivi le train de la croissance démographique combinée à l’expansion des marchés industriels. Or, des analyses sérieuses suggèrent que la population mondiale pourrait bientôt atteindre un point de rupture – plusieurs sources pointent vers 9 milliards d’habitants d’ici 2050 – au-delà duquel le maintien d’une croissance économique, non redéfinie, serait néfaste pour l’écologie humaine. Le fait central est que la terre serait déjà surpeuplée d’humains. Dans ces conditions, qui doit rappeler aux familles énergivores qu’une progéniture nombreuse accentue le problème, à la marge des tendances lourdes? Il est évidemment malaisé pour un État démocratique d’imposer un rythme ralenti au processus – éminemment privé – de la procréation par les familles.

Des régimes plus autoritaires y sont déjà parvenus cependant. Le gouvernement communiste chinois se permet d’imposer la norme de l’enfant unique sur de vastes territoires, au dam d’innombrables couples chinois. En Inde, sous la férule de Sanjay Gandhi, fils d’Indira (sans lien de parenté avec Mahatma Gandhi), le gouvernement indien a autorisé certains des plus ignobles plans de l’autoritarisme en forçant la stérilisation de familles présélectionnées. C’était en 1975, dans un épisode sombre de l’histoire. Plus près de nous, on estime que plus de 60 000 femmes amérindiennes furent stérilisées avec le soutien de gouvernements étasuniens au cours des années 70. Les facteurs ayant joué un rôle dans l’obtention du consentement des femmes stérilisées sont demeurés obscurs (1). L’État et les chambres à coucher ne font pas bon ménage.

L’État n’intervient pas seulement qu’en vue de réduire le taux de natalité. Au Québec, comme au sein de nations inquiètes de leur poids dans la balance mondiale, certaines politiques publiques visent la tendance contraire en encourageant, sans la forcer, la procréation à l’intérieur de leurs frontières. Dans les circonstances, la question du surpeuplement global s’y pose typiquement comme un tabou.

Parviendrons-nous à stabiliser les mouvements économiques et démographiques sans l’intervention d’États autoritaires? À contrecarrer les pressions patriotiques alimentées par la force du nombre? À consommer mieux, de préférence à consommer beaucoup? À marier les contraintes du monde du travail à celles de notre environnement?  

Il est incontesté qu’un gouvernement autoritaire puisse mieux que quiconque voir à l’exécution de politiques sociales impopulaires. Il importe néanmoins de ne pas céder à la tentation de conclure de manière aussi suggestive. Car il n’est pas moins plausible que la plupart des demandes socio-environnementales répugnent particulièrement aux administrations autoritaires. Ce ne sont pas les régimes tyranniques, en effet, qui font la promotion de la citoyenneté universelle, du sens de la responsabilité sociale vis-à-vis de citoyens « étrangers » et des générations futures, ou de normes de consommation influencées par des codes d’éthique qui traversent les frontières. L’acte de consommer de manière responsable, de se sensibiliser aux problèmes vécus outre-frontières, ou de tempérer ses désirs de reproduction est un acte à forte coloration personnelle. Il s’accommode mal des ordres administratifs et autres impératifs planifiés. En cela, les demandes environnementales (telles que la stabilisation économique et le recul démographique) pourraient recevoir un accueil prometteur de la part de tous les « citoyens du monde ».  Mais cela ne suffit pas. Ces citoyens du monde devront un jour prochain se trouver en très grand nombre. Autrement, c’est un accueil forcé par la nature et ses aléas qui occuperont les prochaines décennies, on l’a déjà dit, qui s’annoncent perturbées.

Première conclusion : si les régimes tyranniques sont mieux outillés pour mettre en œuvre des mesures socio-environnementales impopulaires, c’est au sein de régimes politiques compatibles avec l’esprit d’une citoyenneté universelle que se développeraient au mieux les normes élargies de la responsabilité sociale.

Les failles régulatoires des initiatives de protection environnementale

Toute initiative régulatoire est imparfaite. Les étiquettes sociales ou environnementales appliquées sur des produits de consommation ne sont pas fiables à 100% et cela n’a rien qui surprenne. Ce qui est plus étonnant, ce sont les conclusions à l’effet qu’on ne devrait pas, en conséquence, prendre l’étiquetage social au sérieux. Parce que souligner la présence de failles dans un système est une chose. Et inviter la population à abandonner ce même système en est une autre. On n’abandonne pas le système démocratique pour l’unique raison que les pressions du lobbying industriel le moule de manière appréciable. Pourquoi en outre serions-nous plus sévères à l’endroit d’une ONG qui peine à réaliser son mandat qu’à l’endroit d’un parti politique incapable de tenir ses promesses électorales?

Le droit étatique national ou international n’est souvent pas plus garant de stabilité que les normes développées à l’extérieur du cercle de l’État. Pour qui a eu l’occasion de se familiariser avec les normes du droit international et de leur mise en œuvre par les États, cela peut aller de soi. Mais il se trouve qu’un bon nombre d’observateurs et juristes de salon contemplent les lois et les traités comme s’il s’agissait des commandements d’un dieu aussi sûr de son droit que zélé. Est-il besoin de rappeler, à titre d’exemple, que les clauses de l’ALÉNA, outre qu’elles demeurent sujettes à l’interprétation, ne sont pas coulées dans le béton, au regard du droit international proprement dit et de ses assises politiques, plus généralement?

Deuxième conclusion : toute initiative régulatoire étant perfectible, c’est par la critique constructive et la confiance en nos capacités d’ajustement que les nouveaux modes de contrôle socio-environnementaux continueront de se raffiner.

L’insuffisance des solutions technologiques

Il s’agit d’une vieille rengaine. De tout temps on a mis en garde contre le développement technologique, ses insuffisances ou ses effets indésirables. La précaution est de mise au sein de ce développement et cela ne doit pas être mis en cause. Il y a toutefois à craindre que des pistes technologiques prometteuses soient abandonnées, sous les pressions de groupes alarmistes ou capitulards. On nous informait, en 2005, du fait que des spécialistes du GIEC (soit le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) n’avaient pas confiance au développement d’appareils destinés à capter les surplus de CO2 – ce gaz en partie responsable de l’effet de serre. L’importante demande énergétique requise par le procédé faisait d’un tel captage du carbone un projet irréalisable, selon les mêmes experts. Or, M. Klaus Lackner, un physicien persévérant et talentueux, a récemment mis au point à l’Université Columbia un appareil qui parvient à capter et à retenir le CO2, tout en minimisant la demande énergétique du procédé (2). Il est pressenti comme le gagnant d’un concours lancé par M. Richard Branson (à la tête de la société Virgin), aux termes duquel $25 millions seraient donnés à l’inventeur d’un système pouvant capter un milliard de tonnes de ce gaz par année. Le prototype unique développé par le physicien New-Yorkais, composé d’une boîte portable, en capte à lui seul une tonne par jour.
 
Troisième conclusion : il y a toujours de l’espoir dans l’air.

L’absence d’un gouvernement supranational à l’échelle mondiale

On peut aussi arguer qu’un véritable gouvernement mondial ne verra pas le jour tant que l’ONU et son conseil de sécurité demeureront sous le contrôle d’un groupe restreint de nations souveraines. La situation risque de perdurer : pourquoi un État souverain puissant, aux visées dominatrices, jonglerait-il avec l’idée de partager librement son pouvoir économique et militaire? Ce n’est pas sans conséquences pour la question environnementale. Sans un ordre mondial, des problèmes d’importance demeurent quasi-insolubles. Il y a beaucoup à parier que si les États souverains du monde, au Danemark en 2009, parviennent à un accord global en matière de réduction des gaz à effet de serre -  dans le cadre des négociations entourant la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques et l’après Kyoto -  il s’agira d’un accord faiblard (au mieux) ou trompeur (au pire), que plus d’un grand pollueur n’aura l’intention véritable de mettre en œuvre.

Si notre planète est dépourvue d’un gardien en matière socio-environnementale, il ne s’ensuit pas qu’elle ne puisse, éventuellement, en accueillir un qui soit crédible. La logique n’interdit pas qu’il prenne la forme d’un appareil constitutionnellement organisé, en marge des États souverains et de l’ONU. Il s’agirait d’un régime disposant de branches législative, exécutive et judiciaire indépendantes, dont les activités seraient en bout de ligne sanctionnées, sur tous les continents, par le pouvoir des consommateurs. Cette puissance non étatique (ou consommarchie) s’est déjà munie de normes de fonctionnement précises. C’est au sein d’ISEAL (International Social and Environmental Accreditation and Labelling Alliance), une jeune organisation basée à Londres, que ces normes continuent de s’ajuster à la demande sans cesse croissante des consommateurs pour des produits qui véhiculent une valeur sociétale.

Il n’est peut-être pas loin le jour où des consommateurs auront l’occasion de sélectionner, en peu de temps, des biens en provenance de lignes de production au sein desquelles le financement des partis politiques sera assujetti à un code pacifiste. Il n’est pas moins probable, à l’encontre des dogmes économiques traditionnels, que les consommateurs de ce siècle sauront exercer un contrôle – aujourd’hui absent, à toutes fins pratiques – sur les rémunérations outrageuses de certaines équipes de direction d’entreprises. Par ailleurs, la ville de Montréal projette d’accueillir un Secrétariat international dévoué à la sensibilisation aux défis posés par les changements climatiques. Saura-t-elle se donner une âme résolument cosmopolite à l’aube de ce siècle? Quoi qu’on en dise, les métropoles ouvertes sur le monde seront les charnières les plus solides des politiques consommarchiques à venir.

Quatrième conclusion : la plateforme régulatoire d’un gouvernement consommarchique mondial existe à l’état préliminaire et est appelée à jouer un rôle de premier plan en matière de protection socio-environnementale.


 


Par Me P. Martin Dumas
Consultant international / travail & développement durable


Sources :

(1) Voir la thèse de Sally Torpy, intitulée “Endangered Species: Native American Women’s Struggle for Their Reproductive Rights and Racial Identity, 1970s-1990s”, Université du Nebraska, Omaha, 1998.

(2) Voir l’édition de la fin de semaine du quotidien The Guardian, “Could US Scientist’s ‘CO2 Catcher’ Help to Slow Warming ?”, 31 mai 2008.

 

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