Entre méchants jaunes et bons verts?

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Par Me P. Martin Dumas
Consultant international / travail & développement durable


 

L’amour, dans un couple, c’est ne faire qu’un. Oui, mais lequel? se demandait un dramaturge. Il exprimait dans cet ordre familier ce que nous anticipons plutôt naturellement, soit l’inévitable manifestation de tensions entre proches protagonistes.  Sans compter les contradictions propres à chacun des membres de l’union, ce qui ne simplifie pas le problème!


Les tensions au sein du couple « employeur-employé » illustrent mieux le caractère structurel d’autres conflits : alors que le travail est offert et demandé sur le marché économique de l’échange, la personne qui effectue ce travail n’est pas une marchandise d’échange comme les autres. On ne dirige pas, sans conséquences indésirables, une personne au travail comme une vulgaire ressource productive. Certains spécialistes de la gestion des ressources humaines ne cesseront jamais de dissimuler cette réalité en répétant qu’employeurs et employés ont en bout de ligne des intérêts communs et qu’une saine relation d’emploi est le lieu de win-win solutions (des solutions de type « gagnant-gagnant »). Mais c’est peine perdue : la relation unissant l’employeur et l’employé est inextricablement tissée sur la trame d’un conflit latent.


Peut-on en dire autant des travailleurs (les « jaunes ») et des environnementalistes (les « verts ») réunis?


Il est tentant de répondre par l’affirmative. Pour diverses raisons, mais principalement parce que les intérêts défendus par les uns et les autres ne se situent pas, en règle générale, sur le même horizon temporel. Quand les jaunes s’inquiètent de leur sécurité économique et du sort réservé à leurs emplois, à court terme, il arrive le plus souvent que les verts se portent à la défense du sort de grands espaces terrestres, hydriques, marins ou aériens, à long terme. Un conflit latent oppose aussi bien les jaunes et les verts, pourrait-on dire.


Des situations plus particulières surviennent lorsque des soucis de santé et de sécurité se manifestent sur le terrain. Elles offrent un terrain d’entente plus propice à la satisfaction des uns et des autres. Les distinctions entre le court et le long terme s’imposent avec moins de force ici. En effet, les travailleurs qui œuvrent dans une centrale nucléaire, avec le soutien d’environnementalistes, jugeront sérieusement le danger associé au déplacement de barres d’uranium dans le cadre de leur travail. Semblablement, le technicien et l’écologiste se préoccuperont des risques de magnétisation, d’électrisation ou d’électrocution posés par le développement de chantiers de production et de distribution d’hydro-électricité. Ces enjeux sécuritaires ont alors ceci en commun qu’ils jettent les bases d’une alliance possible entre deux mouvements sociaux, entre les groupes visant la sécurité des travailleurs et, plus largement, celle des habitants d’une région touchée par de vastes chantiers de « développement (1) ».  


Mais conclure aussi facilement couperait court à une analyse sérieuse de la question. Car il est malhabile de prétendre que les questions de santé et de sécurité sont destinées à rapprocher les verts et les jaunes, tandis que les enjeux plus marqués par les perspectives du court et du long terme opposeraient systématiquement ces mêmes groupes. On peut relever plusieurs facteurs dans une approche plus nuancée du problème. L’un d’eux tient à ce que nous ne savons pas ce que signifie (et ce que signifiera) précisément le « développement » au cours de ce siècle. Et moins encore ce qu’il advient du « développement durable ». Précisons cela.


Il est peut-être dépassé, en effet, le temps où à peu près tout le monde présumait de l’incompatibilité entre la protection de l’environnement et la croissance de l’activité économique. Il est bien entendu qu’on prétend encore, dans certains milieux, que l’expression « développement durable » est porteuse d’une contradiction essentielle et que la survie de l’espèce humaine est assujettie à un régime forcé de décroissance – bref, que verts et jaunes sont condamnés à se livrer bataille aussi longtemps qu’ils auront de quoi se mettre sous la dent. Mais ces prétentions reposent sur des bases moins solides qu’il n’y paraît. Pourquoi une augmentation de l’activité économique serait-elle nécessairement imbriquée dans un processus généralisé de pollution, de destruction écologique ou de croissance matérielle aveugle? Pourquoi les indicateurs de « croissance économique », conçus et interprétés par des humains comme vous et moi, auraient-ils pour destin de refléter le niveau de production de biens et services, toujours, et celui d’un mieux-être renouvelé, jamais?  Qui peut affirmer, sans douter, que la production future de biens et de services ne sera jamais guidée par des indicateurs de mieux-être chez les populations? Ou que les consommateurs – et consumocrates – ne feront jamais le choix de la frugalité au quotidien? Est-il impossible et absolument utopique que le « développement durable » implique effectivement une gestion et une transformation prudentes des ressources épuisables?


De tels indicateurs existent déjà et de nouveaux font régulièrement leur apparition. En ces temps de crise où l’on se plaît ici et là à discuter de la « refonte du capitalisme », il est plus que temps que les indicateurs de santé du système économique s’ajustent à la nouvelle donne posée par le défi environnemental. Il est temps, autrement dit, que notre système de production et de consommation se débarrasse des ornières aveuglantes des rapports « coûts/bénéfices » et « qualité/prix », pour embrasser un autre modèle (aussi plausible) d’orientation des activités d’échanges économiques. Il pourrait s’agir d’une combinaison entre consumocratie et gouvernance transnationale, ce qui fera l’objet d’articles ultérieurs.


La question, ici, en est une de principe et non de forme régulatoire. Et ce qu’il importe de souligner, pour répondre à notre interrogation initiale, c’est que nul n’a en mains les clés nouvelles du développement économique. Il faudra bien, pour en découper de mieux adaptées à ce siècle, que tout un chacun reconnaisse l’importance d’être à l’écoute des esprits créatifs. Une pensée du président Barack Obama augure bien dans les circonstances : « Je vous écouterai – et plus spécialement quand nous serons en désaccord (2) » .


Si verts et jaunes devaient adopter pareille disposition, la vie du couple, jamais assurée, ne s’en portera certes pas plus mal!



Par Me P. Martin Dumas
Consultant international / travail & développement durable


Avocat, chercheur et professeur de droit, Martin Dumas a étudié le droit et les sciences sociales à Londres, Toronto, Oxford et Québec avant d’exercer le droit du travail et des affaires à Montréal et Toronto. Il a œuvré, de 2002 à 2005, à titre de conseiller international en matière de travail auprès du secrétariat trinational institué en vertu de l’Accord nord-américain de coopération dans le domaine du travail (ANACT) à Washington D.C. Il conseille en outre diverses organisations nationales et internationales, est cofondateur d’Africa Monde et fondateur de Filos Mundi, une entreprise vouée à la promotion de la responsabilité sociale contrôlée de l’entreprise. Dans le cadre de recherches indo-européennes, il développe une plateforme constitutionnelle destinée à mieux encadrer la régulation du travail d’enfants sud-asiatiques, sous la sanction de consumocrates. En collaboration avec l’alliance ISEAL (International Social and Environmental Accreditation and Labelling Alliance) et la fondation Ashoka, il compte étendre le rayon d’action d’une plateforme similaire à la régulation d’autres systèmes.  Martin Dumas a joint le Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT) et est récipiendaire de divers prix et distinctions scientifiques, juridiques et littéraires.



Sources :

(1) Selon Robert Storey, professeur à l’université McMaster, ces alliances souffriraient néanmoins de conflits de classe entre écologistes (perçus comme un groupe allergique à la défense des intérêts de la classe ouvrière) et travailleurs manuels (perçus comme un groupe indisposé par les prétentions véhiculées par la culture des cols blancs : “From the Environment to the Workplace… and Back Again? Occupational Health and Safety Activism in Ontario, 1970s-2000+”, CRSA/RCSA (41.4) 2004, pp. 419-447.
(2) Extrait du discours présidentiel du 4 novembre 2008 (I will listen to you, especially when we disagree).
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