La dette écologique, le processus budgétaire et la « reprise »

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Par Harvey Mead
Ancien commissaire au développement durable du Québec


 

Mots clés : passif environnemental, dette écologique, passif social, modèle économique, processus écosystémiques, développement, Copenhague, Plan Nord, MTQ, MRNF, MAMROT, MFQ.

Le gouvernement mène actuellement un processus de consultation sur l’élaboration du budget 2010-2011. Le ministre des Finances (MFQ) a formé un Comité sur l’économie et les finances publiques dont le mandat – tout comme le premier fascicule de son rapport (1) – cible les « conditions de la reprise économique » pour relancer la croissance économique, réduire le fardeau de la dette, maintenir le caractère concurrentiel de l’économie, améliorer la productivité, cela en assurant le financement de services publics de qualité et en se dotant d’infrastructures adéquates et renouvelées.

C’est une sorte de quadrature du cercle, motivée par une volonté de garder le modèle économique actuel, en dépit de mises en cause fondamentales de ce modèle lors des analyses des crises financière et économique des deux dernières années. Les travaux passent aussi à côté d’enjeux tout aussi fondamentaux, soit ceux associés aux passifs environnementaux et sociaux, dette qui se révèle tout aussi importante et dramatique. Il est presque incompréhensible qu’il ne soit aucunement question de cette dette au cours du processus d’identification des perspectives et des orientations pour les deux prochaines décennies – mais le discours économique est devenu tellement rituel et exempt de réflexion, que ces « œillères » ne sont pas si surprenantes.

 

Les crises sociales et environnementales viennent à échéance

Cette absence de réflexion n’est pas sans conséquence. Le prix des grains et le prix du pétrole ont explosé en 2008 et ces événements n’étaient pas accidentels. À la suite de la crise du système financier, les spéculateurs semblent clairement avoir changé de cibles. Nous savons [eux, le savent depuis des années] que le marché mondial du grain va devenir un enjeu important : dans les deux prochaines décennies, la Chine à elle seule pourrait requérir jusqu’à deux fois la quantité de grains produits dans le monde entier pour l’ensemble du commerce international (2). Et nous savons également, comme eux, que le pic du pétrole va créer une pression sur les marchés pour cette ressource non renouvelable (3). Cette explosion des prix n’est pas la dernière que nous verrons.

Les économistes qui conseillent les décideurs gouvernementaux et du monde des affaires ne semblent déjà plus penser à cet été spectaculaire et au contexte mondial général alors qu’ils planifient leurs interventions pour la prochaine année, les années subséquentes et les prochaines décennies. Préoccupés par les conséquences des interventions censées éviter l’écroulement de ce système financier, tout comme de la récession elle-même, ils reprennent leur travail habituel comme si de rien n’était.

On pouvait difficilement s’attendre à autre chose. L’avenir du « développement » de la société est entre les mains du MFQ, ministère central pour toute décision gouvernementale. On peut bien adopter une Loi sur le développement durable et constater la nécessité d’un virage dans les modes de développement, comme on l’a fait en 2006. Cela n’était quand même pas très sérieux, puisque la gestion de l’ensemble des nombreuses opérations découlant de cette loi a été déléguée au ministère de l’Environnement (MDDEP), responsable d’affaires non centrales en matières questions économiques et de développement.

La mission du MFQ est de « favoriser le développement économique et de conseiller le gouvernement en matière financière » (4). Le Ministère intervient en fonction de huit mandats, dont le premier touche directement les interventions budgétaires et le deuxième oriente plus généralement les questions de stratégies globales de développement, y compris le développement social.

Ce qui est frappant – et déconcertant – dans le processus qui découle de cette structure gouvernementale, c’est que le MFQ n’a aucune compétence relativement aux fondements de cette structure économique (5).

Ces fondements résident dans les processus écosystémiques qui constituent le cadre de toute l’activité humaine, non seulement économique, mais également sociale. Ils fournissent les matières premières pour le « développement économique » et représentent la poubelle dans laquelle tous les détritus résultant de ce développement sont placés (voir encadré). Et, contrairement aux fondements théoriques du système financier et économique, la capacité de ces écosystèmes de jouer le rôle qu’on leur reconnaît implicitement mais non explicitement est limitée.

 

Prendre en compte le contexte mondial

Rappelons-le, les principaux acquis des sociétés « développées », dont le Québec fait partie, sont assez faciles à identifier. Il s’agit des systèmes de santé publique qui ont permis à la population de connaître un accroissement de son espérance de vie pour l’élever à des niveaux inconnus auparavant. Il s’agit des systèmes d’éducation officielle ou extrascolaire qui ont permis à notre population d’atteindre des niveaux de connaissances de tous genres, il s’agit de la production de biens et de services matériels inégalée dans l’histoire de l’humanité.

Nous avons vu le rôle de ces gouvernements lors de la crise financière – partout dans le monde – en 2008-2009. Ce rôle avait été négligé par les gestionnaires, et on a reconnu que les gouvernements devaient revenir à leur rôle d’encadrement des activités de la société. Le processus budgétaire en cours au gouvernement du Québec ne semble se pencher d’aucune façon sur les remises en question qui s’imposent dans ce contexte.

Prenons l’exemple du comportement de ces gouvernements lors de la conférence sur le climat à Copenhague. Les responsables gouvernementaux des pays riches savent – qu’ils le reconnaissent explicitement ou non – qu’ils sont confrontés à des défis colossaux que rien ne permet de croire qu’il sera possible de les relever. La déroute de Copenhague a montré les enjeux associés au maintien de ce « développement », du point de vue des pays pauvres qui n’y participent toujours pas et qui refusent aujourd’hui de cautionner les pays riches. Il semble assez clair que les pays pauvres n’acceptent tout simplement plus l’inégalité navrante qui profite aux pays riches depuis des décennies de globalisation.

Le ministère des Finances du Québec n’était pas à Copenhague, ni le ministère des Ressources naturelles, ni celui des Transports. C’était le ministère de l’Environnement qui y « représentait » le Québec, avec un plan d’action ne répondant pas à l’engagement minimum nécessaire identifié par les scientifiques; ce plan a été visiblement orienté par le ministère des Finances in absentia.

Quant au Premier ministre Jean Charest, il y travaillait avec d’autres autorités d’États fédérés pour mousser des interventions qui dépassaient dans leur contenu celles des principaux acteurs de la conférence, mais qui étaient, somme toute, presque risibles vu leurs faiblesse à l’égard des enjeux identifiés clairement par le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

 

Le développement dans les prochaines décennies

C’était pourtant ce même Premier ministre qui a ouvert la session spéciale de l’Assemblée nationale sur le budget en mars 2009 avec un discours percutant (6) :

« La crise économique n’est pas le seul défi que nous avons devant nous. Cette économie que tous les pays du monde essaient aujourd’hui de relancer, c’est une économie qui a fait une si mauvaise utilisation des ressources de la planète, qu’elle est devenue une menace. Il y a aussi la crise environnementale. J’ai la profonde conviction que cette double crise déclenchera la véritable révolution du développement durable. Un meilleur monde en émergera, et le Québec y contribuera. […]

Nous mettrons en œuvre le plus grand projet de développement durable jamais entrepris au Québec. Ce sera le Plan Nord…. C’est à la fois une immense richesse et une immense responsabilité. C’est un projet dont nous ferons un exemple de développement durable. »

Le fait que l’on « découvre » que ce Plan n’avait encore aucun contenu permettant un tel énoncé souligne malheureusement trop bien l’abandon public par le gouvernement de tout engagement à l’égard de la législation sur le développement durable, même s’il était déjà clair lors de son adoption que cette législation représentait un détournement de l’attention.

Rappelons que le projet de développement des ressources minières du Nord québécois est proposé sans que son principal responsable, le ministère des Ressources naturelles, ne détienne les connaissances requises pour considérer les enjeux qui y sont associés (7). Pire, le Plan Nord québécois se bâtit en reconnaissant que nous avons épuisé les ressources minières dans le Sud, sans planifier les suites qui devraient aller de soi dans un processus de « développement durable », sans fournir la moindre indication des connaissances permettant d’éviter la répétition des erreurs à l’avenir.

En effet, le Plan Nord détourne l’attention des problèmes de développement dans le Sud. Là, l’effondrement du viaduc de la Concorde en 2007 a ébranlé le gouvernement, qui a été obligé de reconnaître ce que des gouvernements successifs ont refusé de reconnaître : la vaste infrastructure mise en place depuis cinquante ans pour soutenir les acquis en santé, en éducation et en mobilité n’a pas été entretenue au fil des ans.

Le processus budgétaire en cours comporte un engagement de l’ordre de dizaines de milliards de dollars pour du rattrapage en matière de maintien de ces infrastructures, le maintien des acquis qui ne constitue ni du développement ni du progrès. Pour mener une partie importante de cet effort, les responsables gouvernementaux, le ministère des Transports et le ministère des Affaires municipales, n’ont pas la capacité d’assurer la cohérence de la planification et la coordination efficaces des travaux requis (8).

Voilà donc d’autres enjeux pour le processus budgétaire et l’identification d’orientations gouvernementales pour les prochaines décennies, spécifiques au contexte québécois, et ils n’incluent pas le fait que la moitié de l’énergie consommée au Québec, du pétrole importé, est sujette à tout ce qui gravitait autour de l’échec de Copenhague.

L’ensemble des enjeux esquissés ici ne fait pas partie de ceux analysés dans le fascicule préparé par le comité conseil du ministère des Finances, alors qu’il s’agit d’enjeux incontournables, reconnus comme tel par le Premier ministre. La « véritable révolution » ne semble pas se dessiner dans le processus de consultation prébudgétaire.

Il est vrai que notre développement pendant « l’ère du pétrole » ne tenait pas compte de ces enjeux, tenant pour acquis le rôle que jouaient les écosystèmes planétaires dans tout cela. Le processus budgétaire de 2010 est unique, parce qu’il comporte la nécessité de faire face à la pire crise des finances publiques de l’histoire de la province (à l’exception peut-être de la situation à la fin de la Deuxième Guerre mondiale). Il est exceptionnel aussi en raison de la nécessité de reconnaître que le Québec fait également face à une série de crises, en gestation depuis des décennies, et qui atteignent maintenant leur paroxysme.

 

Les écosystèmes à la base du développement

Les écosystèmes de la planète permettent de produire les aliments qui maintiennent en vie les humains, comme l’ensemble des êtres vivants. Pour le gros de l’humanité, ces aliments sont principalement les grains tels que le riz, le blé, le maïs, le millet, le sorgho. Pour une petite partie de l’humanité, ces aliments sont également les grains transformés en viande par les animaux. La production planétaire de grain par habitant a atteint son maximum en 1985 (9). Depuis, ce système qui réussissait plus ou moins bien à nourrir l’humanité a été soumis à des pressions de plus en plus importantes. La crise du prix des denrées alimentaires de l’été de 2008 a été un des premiers signaux indiquant que ces pressions atteignent aujourd’hui les limites que nous savions inhérentes au système.

Ce sont ces écosystèmes qui sont aussi les « puits de captage du carbone » pour les émissions provenant de notre utilisation des combustibles fossiles, depuis des siècles, mais surtout depuis quelques décennies. L’« effet de serre » est un phénomène fondamental pour les systèmes atmosphériques qui régissent le climat sur terre. L’ensemble des climatologues constate que nous avons atteint les limites de la capacité de ces systèmes atmosphériques de jouer le rôle que nous leur reconnaissons implicitement, mais non explicitement.

Il est illusoire de penser que le processus budgétaire établissant les bases pour les actions gouvernementales puisse élaborer des « perspectives pour les vingt prochaines années » sans intégrer ce contexte géopolitique et écosystémique dans les réflexions. À cet égard, l’échec de la conférence de Copenhague en décembre dernier n’était pas plus une surprise que la hausse du prix des grains et du pétrole à l’été de 2008. Les pourparlers qui ont eu lieu autour de cette conférence mettaient l’accent sur les émissions de « gaz à effet de serre », et nos systèmes économiques tiennent pour acquis que les écosystèmes atmosphériques fonctionneront comme ils l’ont toujours fait. C’était implicite dans toutes les discussions, surtout dans toutes les prises de décisions par les différents gouvernements.

Ce qui était sûrement explicite dans l’ensemble des discussions à huis clos, au sein des différents gouvernements qui y participaient, n’était pas le sujet des pourparlers. C’était un autre phénomène : le pic du pétrole. Le rôle des écosystèmes planétaires comme sources de matières premières inquiète les gouvernements, sauf qu’ils ne peuvent pas en parler publiquement. Ils misent sur le charbon, toujours en abondance, en complément vu la une baisse prévisible des approvisionnements en pétrole et en gaz naturel, et leur survie dépend du recours à l’ensemble de ces « combustibles fossiles ».

Vu le contexte mondial qui se profile en matière de développement, le processus budgétaire inscrit dans le système financier et économique depuis des décennies est dépassé, sans que ces principaux acteurs ne s’en aperçoivent dans le quotidien de leurs actions. Le principal défi pour les responsables du processus budgétaire actuel, et finalement pour l’ensemble de la société, c’est de maintenir en place l’ensemble des systèmes qui fournissent le bien-être à la population.

Le prochain texte de Harvey L. Mead portera sur l’activité agricole du Québec et l’absence d’un intérêt économique proprement dit, à associer à cette activité.


Par Harvey Mead
Ancien commissaire au développement durable du Québec
 

Harvey Mead, titulaire d’un doctorat en philosophie des sciences et expert reconnu en environnement et développement, est le fondateur de Nature Québec, organisme qu’il a présidé presque continuellement de 1981 à 2006. De janvier 2007 à janvier 2009, Harvey Mead a agi à titre de Commissaire au développement durable au Bureau du vérificateur général du Québec.

 


Sources :

(1) Voir [en ligne] pour plusieurs documents de base et [en ligne] pour le premier fascicule.

(2) Cf. Lester Brown, Who Will Feed China (Norton, 1995)

(3) Voir la récente contribution de Jeff Rubin, ancien économiste en chef de la banque CIBC, Why Your World Is Going To Get a Whole Lot smaller (Randon House, 2009).

(4) [en ligne

(5) Il est tout aussi frappant et déconcertant de voir aucun conseiller, aucun intervenant en matière de problématiques écosystémiques sur la liste des invités au Forum du 20-21 janvier. Il s’agit d’une répétition de la décision dans le même sens du Premier ministre Lucien Bouchard de leur refuser toute participation à son Sommet socio-économique de 1996.

(6) « L’occasion de se démarquer », Discours inaugural du Premier ministre à l’ouverture de l’Assemblée nationale le 10 mars 2009, pp.6 et 16. Le discours sur le Plan Nord a été repris par la ministre des Finances dans son Discours sur le budget, prononcé à l’Assemblée nationale le 19 mars 2009.

(7) Rapport du Vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 2008-2009, tome II, chapitre 2 (avril 2009). Une partie du problème identifié dans le rapport provient d’un manque d’effectifs et d’expertise à la , suite à des coupures, ce que  qui semblent constituer, de nouveau, une orientation pour le budget 2010-2011 semble laisser prévoir, de nouveau.

(8) Rapport du Vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 2008-2009, tome II, chapitre 3 (avril 2009). La même situation prévaut dans ces deux ministères en ce qui concerne ldes effectifs et l’expertise.

(9) Voir Vital Signs 2007-2008, Worldwatch Institute, pp.20-21 pour la production de grains, pp. 24-25 pour la production de viande.

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