L’agriculture québécoise est le fondement de nombreuses communautés rurales, mais pas une activité économique qui vaille

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Par Harvey Mead,
Ancien commissaire au développement durable du Québec


 

Mots-clés : agriculture, communautés rurales, activité économique, Commission Pronovost, Union des producteurs agricoles, enjeux écologiques, empreinte écologique, Indice de progrès véritable (IPV).

 

Le silence touchant les suites que le gouvernement entend donner aux importants rapports sur le secteur agricole, déposés depuis deux ans, est étourdissant. Il s’agit des rapports de la Commission sur l’avenir de l’agriculture et l’agroalimentaire québécois (la Commission Pronovost, ou CAAAQ) (1) et de groupe présidé par l’ancien haut dirigeant Michel R. St-Pierre (2) ainsi que du premier rapport du Commissaire au développement durable (CDD) portant sur le MAPAQ. Les invités à la rencontre économique convoquée tout récemment (3) par le Premier ministre incluaient, par ailleurs, l’Union des producteurs agricoles (UPA), indication probable que l’UPA n’est pas près de sortir des visées du gouvernement en termes de « développement économique », alors qu’aucun intervenant pouvant conseiller sur les enjeux écologiques n’était invité.

Dans la foulée de ces rapports, il y a pourtant plusieurs raisons d’analyser avec soin l’apport économique du secteur agricole au bien-être de la société québécoise. En suivant l’approche des économistes écologiques et, finalement, le sens même d’un bilan, la contribution de l’agriculture au développement de la société, son bilan, doit inclure les coûts monétaires des impacts environnementaux et sociaux découlant de ses activités. Le calcul de l’empreinte écologique de la province, incluant son secteur agricole, montre qu’il faudrait trois planètes Terre pour soutenir la population humaine si tout le monde vivait comme les Québécois (4).

Le calcul de la valeur des coûts à attribuer aux impacts des activités de l’agriculture, en termes monétaires, représente un complément à l’empreinte. Une première approximation de ces coûts, partant d’un calcul de l’Indice de progrès véritable (IPV) fait pour les États-Unis en 2006, suggère que ces coûts pourraient être du même ordre de grandeur que le produit intérieur brut (PIB) agricole lui-même (5).

L’élaboration d’un Indice de progrès véritable pour le Québec, a été promise mais jamais produite par le Commissaire au développement durable (CDD). Il s’agit de monétariser les lacunes importantes dans le PIB, ce qui permettrait de corriger le recours à cet indicateur phare par les décideurs. Le calcul de la valeur monétaire des coûts à attribuer aux impacts de l’activité agricole fournit un élément de cet exercice, permettant de préciser pour le secteur agricole l’importance du « virage » que la loi propose comme nécessaire.

 

Des fondements agronomiques et sociaux du développement agricole

Les impacts en question – la dégradation des sols, la pollution de l’eau, la déstructuration des communautés rurales, l’élimination d’écosystèmes de base, et autres – sont reconnus par presque tout le monde, mais personne ne cherche à leur donner une valeur monétaire, puisque les responsables gouvernementaux et syndicaux ne voient pas d’intérêt à évaluer ces coûts, préférant les laisser en plan comme « externalités ».

Les données précises manquent, donc, mais le bilan n’en est pas moins clair pour autant. Une deuxième approximation plus directe, fondée sur des données québécoises, arrive à la même conclusion, que les coûts sont du même ordre que la « valeur nette agricole », soit le bénéfice retiré des activités, et probablement davantage. La contribution de l’agriculture au développement de la société, si celle-ci est mesurée par le PIB agricole, est ainsi annulée par les coûts des impacts que les activités génèrent. Le fait que les paiements de soutien gouvernementaux équivalent à deux fois les revenus agricoles ne fait que rendre plus évident le besoin d’une réévaluation fondamentale de notre compréhension du rôle de l’agriculture dans notre développement.

Les impacts environnementaux proviennent de changements dans la façon de faire l’agriculture, en se basant sur une interprétation agronomique des exigences d’une agriculture « durable ». L’IPV prend comme situation d’origine pour la définition du « territoire agricole », une fois la forêt des feuillus et les milieux humides éliminés, des prairies sur lesquelles paissent des animaux. Une partie de ce territoire est conçue comme sous exploitation pour la production d’aliments nécessitant la labour des prairies, mais en présumant une complémentarité entre les prairies restantes et les terres labourées : la paille et le fumier résultant du broutage des animaux fournissent des apports nutritifs pour la culture sur terre labourée. Ce labour, par le fait même, entraine une certaine perte de la matière organique et d’autres composantes essentielles à la fertilité des sols cultivés, ce que l’ajout du fumier et de la paille compense.

Les sols représentant la base même de l’agriculture perdent donc, directement et de façon normale, une partie de leur fertilité suite au labour. Ils la perdent aussi suite aux efforts d’accroître la production sur les terres au-delà de leur capacité naturelle; cela se fait en augmentant la superficie sous labour et en ayant recours à des engrais venant de l’extérieur de la ferme. L’exploitation des terres agricoles au Québec a connu une tendance en ce sens avec le temps, en vue de l’obtention d’aliments en plus grande quantité, pour la consommation interne, pour l’alimentation d’animaux dont les troupeaux étaient également en croissance, et pour l’exportation.

Parallèlement à cette tendance, les élevages ont commencé à quitter les pâturages. En effet, la décision d’abandonner les liens internes entre pâturages et labours pour augmenter la production des cultures s’est accompagnée d’un changement à l’approche touchant les pâturages aussi. Les élevages ont connu une augmentation de la taille des cheptels par l’apport d’aliments venant de l’extérieur et, progressivement, sont devenus plus ou moins « sans sol », où les animaux passent la plupart de leur vie à l’intérieur. Pour ces animaux élevés « sans sol », l’alimentation se fait en grande partie par voie d’apports de nourriture concentrée (moulées) venant de l’extérieur de la ferme. Des produits pharmaceutiques servent à les maintenir en santé, et à augmenter leur croissance.

Cet accroissement des cultures et des élevages, l’objectif de l’agriculture intensive dite « industrielle », augmentait le territoire labouré et dépassait rapidement la production résultant « naturellement » d’une complémentarité théorique et idéale entre les prairies et les terres sous labour. L’apport venant de l’extérieur de la ferme d’engrais inorganiques pour les cultures et de nourriture concentrée pour les animaux constitue en fait le moyen utilisé par les producteurs pour compenser la perte progressive de qualité des sols cultivés et l’abandon progressif des prairies d’origine qui permettent une exploitation soutenable dans un sens strict. En même temps, cette approche tend à réduire les sols à des substrats physiques pour une culture « hydroponique » et, avec les élevages sans sol, comme lieux d’épandage des lisiers produits « en quantités industrielles ». Il s’agit d’une approche qui néglige l’apport naturel du « territoire agricole » comme prairies et comme base des cultures, substituant à ceci une dépendance de facteurs externes plus ou moins complète.

Tout ce processus de transformation de l’agriculture « d’origine » (6) en agriculture « industrielle » comporte également des incidences sur les communautés en milieu rural. Les travaux de Denis Boutin (7) ont fourni de bons indices des impacts sociaux de ces activités. Ces travaux, complémentaires aux travaux de Pronovost et St-Pierre, mettent un accent sur la contribution sociale des différents types d’entreprises agricoles et montrent que la concentration des productions amène une dégradation de la situation des petites fermes et des communautés qui dépendent des producteurs locaux.

 

Impacts environnementaux et sociaux des activités agricoles

Le portrait agronomique précédent établit les bases pour un calcul des coûts des impacts associés à la décision d’augmenter la production d’aliments au-delà de la capacité naturelle des sols. Nous concluons que les dépenses pour les engrais inorganiques, pour les semences et pour les pesticides peuvent servir à représenter, de plusieurs façons, la valeur minimum des coûts de la dégradation des sols et de la pollution de l’eau provenant des cultures. Les dépenses pour les aliments commerciaux et les produits pharmaceutiques peuvent servir à représenter d’autres coûts associés aux élevages « sans sol », devenus la norme.

Les contributions gouvernementales à l’Assurance stabilisation du revenu agricole (ASRA) peuvent servir à représenter la valeur minimum des coûts associés à la déstructuration des communautés rurales associées à la concentration des entreprises agricoles au fil des ans.

On peut avoir une idée de ces retombées en regardant autrement les dépenses des producteurs pour cet ensemble d’intrants provenant de l’extérieur de la ferme. Cet ensemble représente moins de la moitié de toutes les dépenses (8), mais constitue la partie associée directement à l’intervention visant la transformation de la production « d’origine »; il comporte un risque à plusieurs niveaux, pour le producteur, pour la société et pour les écosystèmes. Sur près de trente ans, cet ensemble de coûts est à peu près l’équivalent, année après année, de la valeur nette ajoutée (9). Cette valeur, le bénéfice recherché, représente entre le quart et le tiers de la valeur de la production.

 

Figure 1 : Les dépenses pour intrants de base et le PIB agricole 1989-2008

 

Autrement dit, pour générer un bénéfice qui ne fait que couvrir une partie des dépenses, il faut générer entre trois et quatre fois autant d’activités dans les marchés. Finalement, les dépenses que nous avons associées aux coûts des impacts de toute cette activité représentent les intrants dans le processus qui aboutit à l’ensemble de répercussions négatives ignorées par le PIB. L’agriculture est déficitaire en termes économiques normaux, en dépit de l’importance qui est souvent associée aux activités du secteur.

 

Figure 2 : Production totale, valeur ajoutée nette et dépenses de base – 1889-2008

 

Finalement, cette importance semble limitée à sa contribution à la balance de paiements du Québec : en finançant les agriculteurs, l’État fait croître les exportations et permet à la société de se sentir un peu mieux dans sa peau face à ses très importantes importations (tout le pétrole, tous les appareils électroniques, toutes les automobiles, une grande partie des aliments, dont les fruits et les légumes en hiver…). Autrement dit, les soutiens gouvernementaux à l’agriculture permettent à la société de consommer en se donnant l’illusion de justifier cette consommation en fonction des « productions » québécoises (10).

 

L’avenir de l’agriculture

Il faut souligner que les rapports Pronovost et St-Pierre, tout en étant fondamentaux pour le travail de réorientation nécessaire dans le secteur, suivent néanmoins le modèle économique dominant qui fonde toute décision sur le maintien d’une « croissance ». Par ailleurs, ces rapports ne font pas d’effort pour évaluer en termes monétaires les coûts des problèmes qu’ils analysent. Pourtant, des groupes de travail de calibre mondial se multiplient ces temps-ci dans un effort mondial visant à corriger les lacunes extrêmement sérieuses de l’approche fondée sur un suivi du PIB comme indicateur phare du développement.

Il faut partir de ces rapports pour agir, mais en reconnaissant les fondements dans la logique économique dominante de tout un ensemble de crises. Le pic récent dans le coût des engrais inorganiques et dans le coût des aliments commerciaux est à relier à une pression mondiale devenue très forte pour de tels produits de base. Statistique Canada en présente le portrait dans un rapport de 2009 qui souligne que « les augmentations marquées des prix des entrées provoquent la plus forte hausse des dépenses agricoles depuis 1981 » (11).

La décision de délaisser la production agricole « d’origine » pour augmenter la production comportait des risques à plusieurs niveaux. Les producteurs devenaient dépendants de sources externes pour leurs intrants. Ceux-ci provenaient d’autres exploitations – quand ce n’était pas de l’industrie chimique et de l’industrie minière – qui s’exposaient aux mêmes jeux de dépendance externe. Tous ces intrants étaient sujets, par le même processus fondamental, à des fluctuations de prix découlant des jeux des marchés auxquels les producteurs se soumettaient. Le manque de contrôle sur les intrants et sur les extrants comportait par ailleurs un risque pour le milieu environnant, qui n’était plus en équilibre « naturel ».

L’effort de globalisation visant à produire pour les marchés internationaux et à entrer en concurrence pour le faire comportait une augmentation des pressions sur la capacité de production de l’ensemble des terres agricoles de la planète. Même si la demande dont parle Statistique Canada vient surtout des pays riches, la production pour assurer l’offre vient de partout. La volonté de participer à la « globalisation » a fini par confronter l’agriculture québécoise à l’instabilité mondiale.

De façon générale, ces interventions des producteurs québécois au fil des années s’exprimaient par une hausse du PIB agricole, soit la valeur ajoutée nette. Cet indicateur est suivi comme le principal indice du succès ou non d’une industrie, et de l’ensemble de l’économie, le complément à l’échelle de l’économie de la décision des producteurs d’augmenter leur production. Le recours aux intrants venant de l’extérieur des fermes ne continuerait pas s’il ne comportait pas des retombées positives, puisqu’il y a des coûts à amortir associés à ce recours. Mais nous insistons sur le fait que tous ces calculs se fondent sur un bilan clairement incomplet.

La très grande partie des producteurs agricoles – les trois quarts – n’a pas relevé le défi qu’ils se donnaient en cherchant à augmenter leur production. Ils ne survivraient pas sans l’aide du gouvernement, et même là, ils sont obligés de détenir un emploi à l’extérieur de la ferme, pour la plupart d’entre eux. Le programme d’assistance gouvernemental maintient donc, plus ou moins bien, les trois quarts des fermes en existence, alors que seulement le quart d’entre elles – les autres – réussit sur les marchés. Pour ces dernières, les paiements gouvernementaux ressemblent plus à des suppléments de revenus, puisque leurs revenus propres sont déjà suffisants pour s’engager dans la concurrence.

L’ensemble des problèmes suggère fortement qu’il est temps d’abandonner, du moins en ce qui a trait aux politiques gouvernementales agricoles, l’effort de s’insérer dans la course à la globalisation. Il faut arrêter d’encourager par un soutien gouvernemental les grandes entreprises et rediriger l’aide vers les plus petites fermes et les communautés rurales, avant qu’il ne soit trop tard. L’agriculture est beaucoup plus le mode fondamental d’occupation du territoire, fournissant en même temps une alimentation pour cette société (12), qu’une contribution au « développement économique ».

 

Avis : L’argument présenté dans ce texte est un résumé d’un texte plus élaboré qui se trouve sur le site Internet de Nature Québec et sur le site Internet de l’Union paysanne.

 


Par Harvey Mead,
Ancien commissaire au développement durable du Québec
 

Harvey Mead, titulaire d’un doctorat en philosophie des sciences et expert reconnu en environnement et développement, est le fondateur de Nature Québec, organisme qu’il a présidé presque continuellement de 1981 à 2006. De janvier 2007 à janvier 2009, Harvey Mead a agi à titre de Commissaire au développement durable au Bureau du vérificateur général du Québec.


(2) Une nouvelle génération de programmes de soutien financier à l’agriculture : Pour répondre aux besoins actuels et soutenir l’entrepreneuriat, Michel R. St-Pierre, Ministère du Conseil exécutif, février 2009 : http://www.mapaq.gouv.qc.ca/Fr/Ministere/md/Publications/nouvellegeneration.htm

(3) Il s’agit de la rencontre tenue à Lévis les 20-21 janvier pour établir des perspectives sur les vingt prochaines années de développement.

(4) Rapport du Vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 3007-3008, Tome II, Rapport du commissaire au développement durable, Annexe – http://www.vgq.gouv.qc.ca/fr/publications/rapport-annuel/2007-2008-T2/Rapport2007-2008-T2-Annexe.pdf . La production agricole, le chapitre 4 de ce rapport, fournit des perspectives complémentaires aux deux rapports Pronovost et St-Pierre – impacts sociaux .

(5) Cf. John Talberth et al., The Genuine Progress Indicator 2006; A Tool for Sustainable Development (2006). Redefining Progress. Pour les États-Unis, les coûts sont du même ordre de grandeur que les recettes provenant des activités agricoles.

(6) Nous ne voulons pas suggérer que l’agriculture de l’époque des premiers colons représente l’idéal pour l’avenir. Nous nous référons plutôt à une agriculture soutenable « théorique » qui est capable de maintenir le recyclage en boucle des différents éléments nutritifs sur le territoire (la ferme ou la région) et qui peut être ainsi considérée comme un modèle pour une agriculture qui peut « durer », qui serait « viable ». Les coûts des impacts de l’agriculture, pour l’IPV, se calculent à partir du moment où le processus délaisse ce modèle.

(7) Cf. Agriculture et Ruralité québécoises : Analyse des impacts socio spatiaux de quelques caractéristiques structurelles des exploitations (Université Laval, août 1999).

(8) Les dépenses totales représentent environ les deux tiers de la valeur de la production.

(9) Pour l’ensemble des sources chiffrées de cet article, voir le document de base qui se trouve sur les sites de l’Agora, de l’Union paysanne et de Nature Québec. Les liens à ces sites se trouvent à la fin du texte ici. Il est à souligner que cette approche aboutit à une approximation des coûts qui est la même que celle venant d’une comparaison avec la situation aux États-Unis, où l’approximation est basée sur des données.

(10) Le rapport St-Pierre souligne que maintenir cette situation comporte un « coût élevé » (p.8).

(11) Division de l’Agriculture, Section des revenus et des prix agricoles : « Dépenses d’exploitation agricoles et frais d’amortissement, Statistiques économiques agricoles », novembre 2009, no. 21-012-X, au catalogue, vol.8, n.2 ISSN 1705-0936. Voir le Tableau x de la Fiche technique pour les chiffres.

(12) Le transport des aliments sur de grandes distances, généralisé actuellement, risque de connaître des perturbations importantes avec la hausse du prix du pétrole et les contraintes imposées par les changements climatiques.

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