Post-Copenhague : la destruction mutuelle assurée

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Par Harvey Mead,
Ancien commissaire au développement durable du Québec                                           À lire également : Les passifs manquants dans le bilan de l’industrie forestière


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Mots-clés : changements
climatiques, émissions de gaz à effet de serre (GES), George Monbiot, Copenhague,
GIEC, développement, Chine, énergie, automobile.

 

Mots-clés : changements climatiques, émissions de gaz à effet de serre (GES), George Monbiot, Copenhague, GIEC, développement, Chine, énergie, automobile.

Dans son livre Heat sur les changements climatiques et la capacité de la Grande Bretagne de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 80 %, George Monbiot décrit un moment d’une conférence où on lui pose la question : « De quoi aura l’air la Grande Bretagne si elle réussit à réduire ses émissions de 80 %? » Il surprend en avouant qu’il ne s’était jamais posé la question et il a alors demandé à une connaissance « écolo » dans l’assistance de répondre. Celui-ci suggéra que la Grande Bretagne ressemblerait à un pays du tiers monde.

En effet, à travers des mois, voire des années de travail sur la question, Monbiot a poursuivi sans relâche une recherche de moyens disponibles pour réduire les émissions, apparemment sans jamais se poser la question quant à la capacité de la société de recourir à tous ces moyens en même temps et au niveau visé. Monbiot lui-même n’est pas de ce groupe, mais il s’agit d’une faiblesse inhérente dans le discours de tous ceux qui prétendent que les technologies vont nous permettre de répondre aux défis économiques, sociaux et écologiques qui nous menacent.

Par ailleurs, ce discours comporte une autre faiblesse, celle qui laisse croire que les sociétés, développées ou non, soient capables de mettre en œuvre un tel ensemble de moyens, équivalent à un effort de guerre sans que la menace soit évidente de la même façon.

 

De la guerre froide …

Pendant une bonne partie de ma vie d’adulte, le monde entier faisait face à la « guerre froide » mettant en opposition les États-Unis (et leurs alliés occidentaux) et l’Union soviétique. D’impressionnants investissements ont été consentis pendant cette période pour développer des technologies de guerre susceptibles de mettre un terme à la civilisation telle que nous la connaissions. De part et d’autre, les pouvoirs de l’Ouest et de l’Est ont élaboré une stratégie militaire de « destruction mutuelle assurée » : un geste offensif avec des armes nucléaires qui, par un côté, aurait eu (aurait toujours…) comme réplique un geste équivalent de l’autre, peu importe que le résultat soit la destruction des deux côtés et de la planète entière.

La conférence de Copenhague tenue en décembre 2009 – les pourparlers de la ronde de Doha en constituaient une mise en scène – mettait en évidence une situation où se confrontaient de nouveaux opposants, cette fois-ci les pays riches ou « développés » et les pays pauvres, émergents, « en développement ». Les uns, les pays riches, manifestaient les limites de leur capacité politique de reconnaître et de relever le défi identifié par les scientifiques du GIEC. Les autres, les pays émergents, signifiaient que, finalement, ils en avaient assez des promesses d’aide au « développement » venant de l’Ouest qui courent depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Ces derniers pays démontrent qu’ils ont finalement une capacité autonome de développement qui les rend plus ou moins indépendants des orientations et des objectifs qui leur étaient – qui leur sont toujours – fixés implicitement ou explicitement par les pays riches. Après avoir regardé de loin ces privilégiés atteindre pendant un demi-siècle des niveaux de bien-être inconnus de l’histoire de l’humanité, les pays émergents détiennent des moyens d’atteindre ces mêmes niveaux de bien-être. À Copenhague, ils ont clairement signifié qu’ils ont l’intention de mettre ces moyens en œuvre.

Il semblerait clair que tous les États présents reconnaissaient les menaces que représentent les changements climatiques, sans même parler d’autres menaces signalées par les crises financières et sociales et l’épuisement des ressources. Chacune des parties démontraient la faiblesse inhérente dans les sociétés humaines, celle d’être incapable de s’entendre sur les moyens nécessaires pour atteindre un objectif identifié et même voulu. Dans le cas présent, le défi face au climat est d’éviter la catastrophe d’une planète où l’ensemble des écosystèmes serait déréglé.

 

Survivre au développement

Je m’étais donné comme objectif personnel, après mon expérience de Commissaire au développement durable, de poursuivre la réflexion sur le potentiel de l’humanité de relever le défi contemporain du « développement ». Tout indique que ce développement doit être redéfini de fond en comble, suite à la progression des sociétés depuis soixante ans en termes démographiques, sociaux et économiques. Nous avons dépassé pendant cette période les limites de la capacité des écosystèmes de soutenir notre « développement » et nous en sommes plus ou moins conscients. Hélas, nous n’acceptons pas les limites qui s’imposent pour affronter ces risques.

La Chine me paraît posséder certaines clés pour le virage nécessaire : c’est un pays où la population, 20 % de l’humanité, reste en grande partie véritablement pauvre, c’est un pays qui possède des connaissances des plus avancées et qui détient des moyens de pays déjà « développés » pour rechercher le « bien-être ». C’est un pays qui est capable, par son système politique autocratique, de prendre les décisions qui s’imposent sans se préoccuper trop des réactions de certaines parties de la population (1).

Lors de deux missions informelles en Chine (et dont les perceptions obtenues ne peuvent prétendre représenter des connaissances fines), j’aspirais tâter le pouls de ses orientations actuelles. Je voulais voir s’il y a des indications que la Chine recherche le bien-être de sa population tout en reconnaissant les limites imposées par l’héritage des pays riches, limites qui exigent de ne pas suivre le modèle de ces pays.

 

 

Maquette de Shanghai qui inclut les projections d’agrandissement jusqu’en 2030.
Il occupe un étage complet du Centre d’exposition de la planification urbaine de Shanghai.
Le Pudong et la Huangpu sont au fond, en lumière.
Photo : Harvey Mead

 

L’essor de la Chine : mêmes erreurs

Finalement, je rentre avec la conviction que rien dans le comportement de la Chine ne suggère qu’elle prend actuellement en compte les erreurs des pays riches. J’y ai vu un essor économique et social qui prend comme modèle celui des États-Unis dans les années 1950. À cette époque, les États-Unis se lançaient dans la construction des infrastructures et des villes étalées à la campagne en s’appuyant sur un accès à des quantités d’énergie illimitées et bon marché, avec le pétrole et le charbon comme sources principales de cette énergie. J’ai grandi dans le smog de la Californie qui bloquait toute vue de la ville.

Bien que ces ressources soient connues comme étant « fossiles », rien dans le comportement des États-Unis ne laissait croire qu’il fallait faire une distinction entre le fossile non renouvelable et l’énergie disponible sur une base renouvelable.

Aujourd’hui, la Chine, tout comme les États-Unis, produit l’essentiel de son électricité à partir de charbon : aux États-Unis, il s’agit de la moitié de toute la marchandise transportée sur les voies ferrées du pays, et la situation est sûrement semblable en Chine. Le smog en Chine est celui que j’ai connu quand j’étais adolescent…. Et il reste peut-être 150 millions de Chinois qui n’ont pas encore accès à l’électricité, et qui vont l’avoir. Elle est, peut-on dire, la base de tout développement humain aujourd’hui (auquel il faut ajouter un accès à l’eau).

 

Shanghai vu de la tour Oriental Pearl dans le Pudong, vue vers l’ouest.
Le Bund sur le Huangpu est à l’avant plan, le smog moindre après une journée de pluie.
Photo : Harvey Mead

 

Tout à l’auto…

Mais c’est l’automobile qui représente le symbole du bien-être atteint par les pays riches, et la Chine se démène à suivre la tendance, en complément à son effort d’électrifier ses campagnes. Pékin possède cinq autoroutes de « contournement », étendant la ville très loin à la campagne.

Pendant mon récent séjour, la capitale chinoise faisait les manchettes en essayant d’intervenir pour enrayer la congestion qu’elle connaît maintenant. Il est déroutant de constater le manque de planification en cause mais, comme me disait un expatrié qui y vit depuis longtemps, la Chine ne s’attendait pas à ce que la progression de son « économie » soit si rapide.

En effet, des autoroutes essaiment partout dans le pays, tissant de façon de plus en plus serrée et de plus en plus loin le réseau déjà existant, lui-même tout récent. En dépit d’importants et d’impressionnants investissements dans le rail et dans des métros pour les grandes villes (on parle de villes de 8 à 12 millions de personnes, 20 millions pour Shanghai), c’est une évidence que les routes pour les autos dominent dans le portrait, tant paysager qu’économique. L’engouement est intense et généralisé : au moment de mon retour vers le Canada, Beijing était l’hôte d’une exposition internationale de l’automobile, sujet d’un numéro spécial complet du China Daily.

Un élément frappant dans ce portrait est très visible : à part les innombrables taxis, autobus et camions, les autos qui se trouvent dans les embouteillages des villes sont presque toutes haut de gamme, et ceci est encore plus évident sur les autoroutes à péage.

Seulement 1 % de la population chinoise suffirait comme marché pour atteindre l’objectif de production chinoise d’automobiles, soit 13 millions en 2010, objectif qui irait jusqu’à 19 millions en 2016. Même si des manufacturiers chinois sont capables de produire des véhicules moins luxueux, et le gouvernement incite à l’achat de véhicules de moins de 1,6 litres, il est à croire que l’industrie continuera à se fier à un très faible pourcentage de la population, riche comme nous : seulement 2 % de la population représenterait des ventes de 27 millions d’autos, 3 % un inimaginable 40 millions.

 

Vue de Chongqing, une municipalité autonome, par-dessus le fleuve Chang Jiang (ou Yangzi),
à plus de 2000 kilomètres de son embouchure à Shanghai. À la tête du réservoir du barrage des Trois Gorges,
la ville est en rapide croissance, comme beaucoup d’autres en Chine.
Photo : Harvey Mead

 

La nouvelle limite au progrès

Soixante ans de ce développement ont bien montré les limites de notre modèle : limites quant aux territoires accessibles, limites quant aux énergies fossiles jugées jusqu’à tout récemment illimitées, limites quant à la capacité des écosystèmes planétaires de soutenir les impacts du modèle. Ces limites représentaient la trame de fond, et le drame de fond, de la conférence de Copenhague. Les pays riches savaient qu’ils font face à des limites, et les pays émergents savaient que les pays riches ont compromis la possibilité de les suivre en ayant porté atteinte à l’équilibre planétaire. Pour presque tous, l’« environnement » dans tout cela n’est qu’un secteur à bonifier, une sorte de jardin dont il faut prendre soin pendant qu’on s’occupe des choses importantes.

À Copenhague, il n’était même pas question des technologies disponibles, parce que les coûts économiques et sociaux des interventions requises représentent une nouvelle limite quant au « progrès » souhaité, que les moyens d’agir existent ou non. Pour les uns, l’évidence qu’ils avaient dépassé les possibilités, pour les autres, l’évidence que l’héritage des pays riches (et autrefois coloniaux) bloquait carrément leur propre essor, rendaient l’échec inévitable.

En même temps, Shell, Exxon, BP, Chevron, Total, Conoco, Sinopec et Toyota se trouvent huit parmi les dix plus importantes compagnies de la Fortune Global 500 en 2008 – et la Chine s’y trouve déjà.

 

… à la guerre écologique

Nous sommes confrontés depuis Copenhague à une nouvelle version de la guerre froide. Lors de la confrontation entre l’Est et l’Ouest, un geste d’un parti se serait fait en sachant qu’il déclencherait le geste correspondant de la part de l’autre. Le résultat, la « destruction mutuelle assurée », a réussi dramatiquement à éviter que la confrontation n’éclate en une telle catastrophe. Aujourd’hui, la situation est presque identique, mais invertie. Chaque parti sait que la poursuite de son action comporte la destruction de la planète, et pour la même raison – et chaque parti poursuit son action.

Ou bien les pays riches vont reconnaître que leur « développement » ne respecte pas la capacité de support de la planète et que nous, leurs citoyens, sommes appelés à réduire dramatiquement notre empreinte écologique, avec des révisions à nos modes de vie qui ressembleront à celles suggérées par l’ami écolo de George Monbiot.

Ou bien les pays émergents vont chercher un modèle radicalement différent de « développement » dans leur volonté de fournir une vie véritablement humaine à leurs populations depuis trop longtemps appauvries et vont abandonner le modèle des pays riches qu’ils suivent actuellement.

Ou bien, ce sera la « destruction mutuelle assurée ». Celle-ci, cette fois-ci, résultera non pas d’un geste de l’un des partis déclenchant un geste correspondant de l’autre, mais d’un refus de l’un et de l’autre des partis de poser des gestes reconnus comme nécessaires, mais contraires aux intérêts à court terme des populations en cause, intérêts qui seuls semblent motiver les deux partis.

Tout cela sans même tenir compte de tout ce qui est en cause dans l’écroulement possible du casino mis en place par dessus cette recherche de bien-être depuis maintenant quelques décennies. Séparé dans son fonctionnement même des activités de « développement », nous avons vu jusqu’à quel point nous y sommes impliqués là aussi, mais presque à notre insu – par nos régimes de retraites et nos « investissements » dans une maison, dans un REER, dans un compte en banque, en utilisant une marge de crédit. Les populations des pays émergents tomberont moins loin que nous, le cas échéant… 

 


Par Harvey Mead,
Ancien commissaire au développement durable du Québec

Harvey Mead, titulaire d’un doctorat en philosophie des sciences et expert reconnu en environnement et développement, est le fondateur de Nature Québec, organisme qu’il a présidé presque continuellement de 1981 à 2006. De janvier 2007 à janvier 2009, Harvey Mead a agi à titre de Commissaire au développement durable au Bureau du vérificateur général du Québec.

 


Sources :

(1) Comme le soulignait de manière éloquente un ministre Indien lors d’une entrevue à CCTV9, le canal anglais de la télévision chinoise, « jamais l’Inde ne pourrait faire le Pudong ». Il s’agit du nouveau secteur financier, immense, de Shanghai construit depuis dix ans en déplaçant tous ceux qui y demeuraient et en faisant fi de toute préoccupation écologique quant aux milieux. Environ 60 000 personnes ont été déplacées pour permettre la construction du site de l’Exposition universelle qui s’est ouverte à Shanghai le 1er mai, et plus d’un million de personnes ont été déplacées pour permettre la construction du barrage des Trois Gorges, le plus gros du monde.

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