Gaz de schiste, une perspective comptable

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Par Jacques Fortin, Professeur en sciences comptables, HEC Montréal
avec la collaboration de Pierre Batellier, Coordonnateur au développement durable,
HEC Montréal


 

Mots-clés : gaz de schiste, exploration, exploitation, redevances, Québec (province de).

J’ai maintenant 60 ans. Je pratique et j’enseigne l’expertise comptable depuis plus de 37 ans. Malgré moi j’ai une tendance toute naturelle à apprécier les évènements de la vie en termes de profits et de pertes. La rationalité sous-jacente à cette forme d’analyse m’a d’ailleurs valu une certaine aisance et une certaine sérénité. En revanche, j’ai toujours été troublé par le discours de tous ces gens qui prétendent savoir ce qui est bon pour moi et qui tentent de me vendre leurs rêves en comptant sur la rhétorique plutôt que sur la logique comptable. Plus encore, le trouble devient anxiété lorsqu’il s’agit du discours de nos élus qui m’annoncent un nouveau « projet de société ». Dans ce cas, je sais que je pourrai difficilement y échapper et que l’erreur risque de me coûter cher. Je sais aussi que, faute d’imputabilité, l’erreur est probable et que si préjudice il y a, vu les temps de réaction, c’est à ma succession que bénéficiera la réparation.

 

Défier le bon sens de la population

Depuis que je connais les rudiments du calcul des profits et pertes, parmi tous ces projets de société mal ficelés financièrement qu’on a menés aux dépends du citoyen-contribuable que je suis, les fusions municipales forcées et l’exploitation des gaz de schiste m’ont particulièrement interpellé. Dans ces deux cas l’État s’est entêté à défier le bon sens d’une population qui, au contraire de ce qu’on tentait de lui faire miroiter, voyait dans ces projets un risque majeur de perte de richesse collective et un recul de ses droits.

On se rappellera que le projet de loi sur les fusions municipales, adopté à l’origine il y a un peu plus de 10 ans, avait semé l’inquiétude au point où des dizaines de milliers de citoyens à têtes blanches étaient descendus dans la rue convaincus qu’ils étaient qu’en les éloignant du pouvoir municipal on réduirait leur contrôle sur les dépenses publiques et qu’on alourdirait leur fardeau fiscal. On sait maintenant que l’inquiétude était fondée.

 

Un projet mal chiffré plutôt que mal vendu

Aujourd’hui, c’est contre l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste dans les zones densément peuplées du Québec que les voix s’élèvent. Malgré les innombrables représentations qui ont été faites au cours des derniers mois auprès de nos autorités gouvernementales par des groupes de citoyens de toutes origines et, la plupart du temps, sans moyens financiers, nos gouvernants persistent à croire que la résistance à la transformation de nos campagnes en champs gaziers tient à la qualité du message des promoteurs. Pour ma part, en toute rationalité comptable, je suis convaincu que cette résistance tient davantage à un projet mal chiffré qu’à un projet mal vendu ou mal compris. En conséquence, ce que plusieurs soupçonnent, à défaut de démonstration crédible du contraire, c’est qu’il pourrait s’agir là d’une aventure qui permettrait d’opérer un phénoménal transfert de richesse des gens qui vivent dans les vallées du Richelieu et du Saint-Laurent de même que de l’ensemble des citoyens du Québec qui profitent de ces lieux de prédilection vers un petit groupe d’actionnaires de sociétés gazières et pétrolières, pour la plupart étrangères.

Si l’État souhaite sincèrement redresser la perception de ses citoyens il devra faire ses devoirs comptables et plutôt que de s’en prendre à ceux et celles qui défendent leur environnement, qu’il prenne le crayon et établisse exhaustivement, en toute indépendance, expertises sérieuses à l’appui et, du point de vue du citoyen, tous les revenus et tous les coûts qui sont associés à cette opération gaz de schiste.

 

Les jeux sont faits

Pour peu qu’on accorde foi à ce qui nous est publiquement rapporté depuis près de 6 mois, au chapitre des revenus, à toutes fins utiles, les jeux sont faits. Les droits d’exploration et d’exploitation sont déjà tous vendus à prix dérisoire et avec peu d’espoir de retour en arrière. Coté redevances, précipitation oblige, on aurait instauré un système aligné sur celui de notre régime minier dont la trop faible rentabilité pour la population du Québec vient d’être dénoncée par notre vérificateur général. Plus encore, on apprenait dernièrement que même cela c’était trop demander à cette « jeune industrie » des gaz de schiste. Au mieux des annonces que nous a faites notre ministre des ressources naturelles celle-ci avançait le chiffre de 225M$ par année de contribution gaz de schiste au 70 milliards du budget du Québec, à peine de quoi financer les opérations annuelles d’une université de taille moyenne. Plus encore, ces annonces de revenus nous sont faites sans être appuyées par la moindre hypothèse sur l’envergure de l’exploitation requise pour atteindre ce niveau de revenu. Or, en termes de gaz de schiste, au contraire du gaz conventionnel, pour atteindre et maintenir un niveau d’exploitation rentable, parce que les réserves de gaz associées à un puits donné s’épuisent rapidement, il faut constamment explorer à nouveau et installer de nouveaux équipements.

Au delà de ses impacts environnementaux, ce modèle d’affaires est loin d’être inoffensif pour nos recettes fiscales attendues puisque l’industrie extractive bénéficie de généreux crédits d’impôts accordés justement en contrepartie des coûts d’exploration encourues.

Quant à ce que l’on pourrait tirer de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, là encore la modestie s’impose. En effet, d’ici 2012, le Canada ambitionne d’offrir, à ses sociétés commerciales, le taux d’impôt le plus faible de tous ceux de l’ensemble des pays du G-7. De plus, comme plusieurs de nos exploitants potentiels sont étrangers, on ne peut mettre à plat l’hypothèse de l’exode d’une partie de ces maigres recettes fiscales espérées.

 

Du côté des emplois

À cette équation de revenus devraient s’ajouter l’emploi ainsi que les retombées économiques, fiscales et sociales qu’il génère. Là encore, l’information publique est difficile à apprécier. D’une part, le lien entre le niveau d’emploi et le niveau d’activité de l’industrie n’est pas clair. D’autre part, à cause du caractère très spécialisé des emplois proposés dans ce secteur industriel, on a du mal à établir la proportion de ces emplois qui pourraient être attribués à de la main d’œuvre locale. De plus, en termes comptables, seules les retombées qui résultent d’emplois qui s’ajoutent aux emplois existants ou qui deviendraient, par ailleurs disponibles, peuvent être comptés. Ainsi, par exemple, un simple transfert de main d’œuvre du secteur métallurgique du Québec vers le secteur gazier ne constitue pas un gain net pour notre société. Il ne fait qu’affaiblir le secteur métallurgique pour pourvoir le secteur gazier. Or, bien que certaines régions du Québec demeurent plus que d’autres affectées par le chômage, le taux de chômage actuel dans l’ensemble du territoire se situe à un niveau relativement bas. Plus encore nos démographes nous informent qu’à compter de maintenant, plus de personnes quitteront le marché de l’emploi qu’il n’y aura de personnes qui chercheront à s’y intégrer.

De plus, spéculation pour spéculation, rien ne nous dit qu’en misant sur notre gaz pour prolonger la survie d’une économie basée sur les énergies fossiles, nous ne soyons pas en train de priver notre société des innovations qui lui seront nécessaires pour demeurer compétitive dans un monde qui se construit autour des concepts de développement durable. Dans ce cas notre projet gazier serait davantage destructeur de l’emploi de demain que créateur d’emploi aujourd’hui et sans doute nuisible au développement de l’industrie de l’énergie renouvelable déjà bien installée chez nous.

Enfin, lorsque l’on classe dans la colonne des revenus collectifs les 2 milliards $ que le Québec épargnerait en cessant d’importer son gaz naturel pour consommer le gaz produit chez lui, sur le plan comptable, il me semble que l’on omet de considérer que les Québécois continueront d’acheter et de payer leur gaz, au prix mondial, à des sociétés majoritairement étrangères qui alloueront ensuite leurs gains là où, dans le monde, cela sera le plus avantageux pour elles.

 

L'équation de coûts et de revenus

Tout bien considéré, s’il est vrai que l’exploitation des gaz de schistes pourrait, sur le plan comptable, générer des revenus pour le Québec, à l’analyse préliminaire, il n’en demeure pas moins vrai que le modèle de revenus conçu par le gouvernement du Québec pour tirer profit des gaz de schiste, laisse place à la bonification. Pour le moment, sans égard aux coûts que les Québécois devront assumer pour recevoir cette exploitation, je crois que l’on peut imaginer qu’un spéculateur sérieux, pas un « environnementaliste », retiendrait son souffle en attendant que l’équation de revenus lui soit plus favorable.

Reste donc à rédiger l’équation de coûts.

Dès lors qu’Hydro-Québec a décidé d’investir quelques millions pour procéder à une analyse détaillée du potentiel gazier et pétrolier du Québec, l’addition commence. Elle se poursuit par l’ajout de frais juridiques de toutes sortes requis soit pour le transfert de la connaissance d’Hydro-Québec vers les sociétés exploitantes soit pour la vente des droits d’exploitation et d’exploration. Puis, ce sont aux frais d’administration et de contrôle de l’exploitation en cause de même qu’aux charges de promotion et de relation publique engagées pour convaincre la population de la valeur du projet de venir gonfler la facture du citoyen. Toute une série de coûts, bien réels mais, somme toute, jusque là, relativement modestes.

Là où les coûts véritables entrent en scène c’est lorsque l’on se déplace sur le théâtre des opérations et c’est là où cela se complique puisque plusieurs des coûts en cause ne se traduisent pas dans l’immédiat par des sorties d’encaisse. Pour les parties qui ne veulent pas les voir on les qualifie de coûts sociaux ou de coûts environnementaux et on les gomme sous le prétexte, tout à fait discutable, qu’ils sont impossibles à évaluer.

Les premiers de ces coûts induits par le projet gaz de schiste seront ceux qui résulteront de l’atteinte qu’il porte à l’une des valeurs les plus fondamentales sur lesquelles est construite notre société et notre économie : le droit de propriété. Apprendre à toute une population qui, de génération en génération occupe un territoire que, sous prétexte d’une loi d’un autre temps, une société étrangère peut la forcer à accepter sur ses terres une exploitation industrielle qui pourrait en réduire la valeur, risque d’altérer la confiance que celle-ci place en notre régime de droit et, donc, risque de remettre en cause ses investissements à venir, voire même la façon dont elle occupera le territoire. À n’en pas douter, tout cela a un coût. À terme, celui-ci s’exprimera vraisemblablement à travers la valeur marchande des propriétés touchées.

 

D'autres impacts

Il en ira de même pour la perte de quiétude qui résulte d’une activité industrielle intense avec laquelle la population rurale n’est pas familière, pour le sentiment de perdre le contrôle de son milieu qui viendra avec l’accueil imposé d’un envahisseur indésiré et pour la destruction des paysages dans lesquels la vie s’inscrit depuis toujours. En toute équité, cette baisse de valeur marchande doit être compensée pour tous les propriétaires des régions touchées et si cela ne vient pas des promoteurs du projet ce sera à l’État de le faire à même les revenus qu’il tirera de cette aventure technologique et financière.

À tous ces impacts susceptibles d’affecter la valeur marchande des propriétés s’ajoutera celui du risque de dommages à la nappe phréatique à laquelle s’abreuve la population. Un risque que d’aucuns décrivent comme minime mais, néanmoins, pour les citoyens concernés, un risque de perte totale qui s’apparente à celui d’un incendie et contre lequel bien peu d’entre nous choisiraient de ne pas s’assurer. Dans le cas qui nous occupe, puisque ni les assureurs ni les promoteurs n’assumeront ce risque, ce sera à l’État de le supporter au nom des citoyens et encore une fois de prendre la facture.

Ce sera sans doute aussi à l’État d’assumer les coûts des soins de santé et de sécurité additionnels qui résulteront du stress imposé aux populations affectées par les transformations de leur environnement et les risques additionnels qu’on leur impose sans qu’ils n’y puissent rien. Ce sera vraisemblablement aussi à l’État que reviendra la réfection des infrastructures routières endommagées par un usage pour lequel elles n’avaient pas été conçus, à l’État de compenser pour la remise en état des terres abandonnées après usage par les exploitants, à l’État de faire le monitoring des puits orphelins et à l’État de reconditionner l’eau contaminée par la fracturation et l’exploitation des puits.

 

Nos paysages

Enfin, puisqu’en matière de gaz de schiste, seule l’exploitation intensive assure la rentabilité de l’exploitant, c’est, annuellement, à la mise en service de centaines de nouveaux puits tout comme à l’installation de kilomètres supplémentaires de pipelines de raccordement et à la construction de dizaines de stations de compression et de pompage que nous devons nous attendre. Tout ceci ajoutera terriblement à la maltraitance que nous faisons subir depuis près de 40 ans à l’un de nos actifs les plus précieux et les moins reconnus, la beauté de nos paysages et, en particulier, à ceux de la vallée du St. Laurent et du Richelieu. Cela paraîtra sans doute évident à tous ceux qui, comme moi, préfèrent le Québec à tout autre comme destination vacances ainsi qu’à ces milliers de québécois et de québécoises qui vivent de l’industrie touristique au Québec et dont le gagne pain sera mis à mal dans cette affaire. En revanche, cela paraîtra sans doute d’un autre âge à tous ceux et celles qui encore la naïveté de croire à l’argent facile.

Dans tout ceci, il faut bien réaliser, qu’en termes comptables, ce que l’on définit comme externalités ce ne sont ni des coûts qui n’existent que dans l’imaginaire d’opposants professionnels à toute forme de développement, non plus que des éléments improbables impossibles à traduire en termes monétaires, mais que ce sont des coûts bien réels que la science actuelle est tout à fait en mesure d’estimer avec un degré raisonnable de précision et d’objectivité et que ce sont, surtout, aussi des coûts dont les retombées bénéficieront directement aux promoteurs du projet tout en étant majoritairement assumés par la collectivité.

 

Chiffrer le tout

Pour ajouter de la crédibilité à mon propos j’aurais eu grand plaisir à chiffrer tout ceci. On comprendra qu’il s’agit là d’un travail considérable qui demande beaucoup de temps et l’intervention de nombreux experts. Tout cela suppose des moyens financiers que je n’ai pas et que n’ont pas non plus les victimes potentielles de nos grands projets de société tout comme cela requiert une objectivité que n’ont pas les promoteurs privés de ces projets, qui, eux, ont les moyens de ces études. Seul l’État a à la fois les moyens financiers, les moyens légaux et l’indépendance nécessaire pour faire en sorte que ces calculs soient faits et le soient en toute objectivité.

Pareille évaluation coûterait probablement moins et rapporterait davantage que quelque forme de campagne de relations publique qui, à défaut de se fonder sur des assises scientifiques solides, est souvent perçue comme une tentative de masquer les faiblesses d’une analyse incomplète ou une réalité difficilement acceptable.

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