À la recherche du Paradis perdu – Terrence Malick et le supplice de Tantale

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Par Jean-Philippe Costes
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Nombreux sont les cinéastes qui, dans un même élan, éveillent les rêves des spectateurs et donnent des cauchemars aux commentateurs. Rares sont en revanche ceux qui provoquent un tel phénomène en ne sombrant jamais dans les abîmes de la trivialité. Terrence Malick appartient à cette lignée d’artistes. Sa singulière propension à engendrer simultanément le réconfort du Cœur et l’inconfort de la Raison a des origines aussi multiples que difficiles à cerner. La première et la plus évidente pourrait être formulée en ces termes : à tous points de vue, les quelques films dont le réalisateur américain nous a gratifiés [1] sont d’une beauté déroutante. Précisons d’emblée que cet émerveillement nimbé d’hébétude ne relève pas que de la pure affectivité. Il procède également de techniques narratives qui privilégient la lenteur, la contemplation et la poésie aux rudes inflexions du cinéma occidental. Cette langueur typiquement Asiatique, dont la tonalité fait écho aux chefs d’œuvre de Kenji Mizoguchi [2], n’est pas de nature à faciliter la compréhension. Elle l’est d’autant moins que dans le singulier univers de Terrence Malick, toute chose voisine avec son contraire. A la sérénité coutumière des musiques [3], des décors et de la mise en scène s’oppose en effet la violence dans la laquelle se débattent invariablement les personnages. De même, le sentiment de proximité qu’inspirent les héros est systématiquement tempéré par la distance qu’impose l’omniprésence des commentaires en « voix off ». Enfin, l’accessibilité des dialogues et des soliloques contraste puissamment avec la complexité des thèmes abordés dans chaque film. Comme s’il avait voulu dresser des remparts infranchissables autour de la citadelle de sa pensée, l’auteur de ces oscillations énigmatiques a fait de son ouvrage une longue série de questions, dont la principale caractéristique est de n’accorder aucune place aux réponses explicites. Ce choix a certes allégé ses œuvres des désastreuses pesanteurs de la démonstration ; mais en faisant prévaloir la sensation sur l’intelligibilité, il a rendu plus difficile encore le travail des amateurs d’herméneutique.

L’une de ces lancinantes interrogations offre cependant une clef, à ceux qui ambitionnent d’entrouvrir les portes du cinéma de Terrence Malick. Elle est formulée dans La Ligne Rouge (The Thin Red Line) par le soldat Witt (Jim Caviezel), en plein cœur d’un sanglant accrochage entre combattants Américains et Japonais : « Ce grand mal, d’où est-ce qu’il est venu ? Quelle graine, quelle racine l’a fait pousser ? Qui fait cela ? Qui nous tue ? Qui nous arrache la vie et la lumière et nous montre, pour nous narguer, ce qu’on aurait pu connaître ? » Ces propos, dont l’apparente naïveté ne saurait dissimuler la remarquable lucidité, sont d’une importance capitale. Prononcés dans un cadre enchanteur (en l’occurrence, les îles Salomon, théâtre de la terrible bataille de Guadalcanal), ils renvoient en effet au problème fondamental que pose la Bible, au début de la Genèse : pourquoi le Jardin d’Eden est-il envenimé par la morsure du Serpent [4] ? En d’autres termes, pourquoi le Paradis est-il contaminé par les germes de l’Enfer ? Quelle est donc la force irrésistible qui empêche l’Homme de goûter aux fruits d’un bonheur qui semble à la portée de ses lèvres ? Cette malédiction est une constante, dans la mince mais dense filmographie de Terrence Malick. Tous les héros dont le cinéaste relate les aventures connaissent ainsi la suprême affliction de désirer le meilleur sans pouvoir en jouir, de voir la grandeur sans jamais être en mesure de la toucher. L’ombre de Tantaleplane sur ces descendants d’Adam et Eve, sur ces enfants de réprouvés qu’un sort incompréhensible paraît vouer à une souffrance éternelle. Comme eux, le légendaire souverain de Phrygie [5] fut condamné au martyre par des dieux impitoyables. Comme eux, il fut déchu de son trône étincelant et dut subir la noire humiliation d’effleurer un salut qu’en aucun cas il ne devait atteindre [6]. Etablir un parallèle entre les mythes fondateurs du monothéisme moderne et ceux du polythéisme antique est a priori incongru. A posteriori, ce rapprochement est toutefois justifié, car il vise à explorer, par-delà les époques et les cultes, le mystère insondable de la condition humaine : qu’est-ce qui nous éloigne de la Transcendance ? De quoi est composée cette ligne rouge, fine et néanmoins infranchissable [7], qui nous sépare encore et toujours du Divin ?

Le champ d’investigation est extraordinairement vaste. Telle est probablement la raison pour laquelle Terrence Malick a choisi de le labourer avec l’humilité du bon philosophe, qui préfère sagement les patientes recherches aux conclusions hâtives, les méditations approfondies aux affirmations superficielles [8]. De ce travail de Bénédictin affleurent deux idées essentielles. La première consiste à dire, avec une extrême délicatesse, que la dualité de la Natureconstitue l’un des principaux obstacles sur la route qui, de l’Enfer des hommes, mène au Paradis de Dieu. Cette théorie porte l’empreinte indélébile d’un réalisateur qui exerça une influence décisive sur Terrence Malick : Elia Kazan. Pour saisir ce lien de filiation et comprendre ses conséquences tant intellectuelles qu’artistiques, il convient de se pencher un instant sur A l’Est d’Eden(East of Eden), sommet du cinéma Hollywoodien des années 1950. Réincarnations d’Adam, d’Eve, d’Abel et de Caïn, les protagonistes de ce film enfiévré sont un père rigoriste [9], sa femme Kat et leurs deux enfants, Aaron et Caleb [10]. Résolu à vivre dans la pureté, le patriarche ne tolère pas le moindre écart de conduite. Il fait tout son possible pour que son foyer demeure imperméable au vice. Cette intransigeance est fondée sur un noble sentiment. Elle vise en effet à maintenir la famille dans la lumière immaculée de la Loi divine. Mais peu à peu, le doux rêve mystique se heurte aux dures réalités de l’existence. Ainsi, Kat et Caleb ont en eux des passions qui leur interdisent de se plier docilement aux prescriptions bibliques. Faible, immature et en définitive, malveillant à l’égard de son frère, Aaron s’avère moins intègre que ne l’espérait son père. Comble de la désolation, ce dernier n’est pas le parangon de vertu que la bonne Société imagine. Insensible, injuste et inflexible, il a répudié son épouse et l’a faite passer pour morte, au motif qu’elle préférait la liberté à la soumission. Pire, il a continuellement favorisé le « bon » Aaron, au détriment du « mauvais » Caleb. C’est pourtant aux côtés de ce fils prétendument indigne qu’il prend, sur son lit de mort, la mesure de sa terrible méprise : rien n’est pur, en ce monde ; tout est superbement et désespérément mélangé [11].

A l’évidence, Terrence Malick a fait sien ce relativisme moral et l’a transposé dans son propre univers. La Nature, telle qu’il l’a peinte dans ses fresques en clair-obscur, arbore ainsi le double visage des mémorables personnages de Kazan. Badlands [12]fournit un bon exemple de cette ambivalence fondamentale. Les plaines du Montana, dans lesquelles ses héros s’égarent au sens propre comme au sens figuré, apparaissent en effet comme un havre de paix, de grâce et de liberté. Mais progressivement, cette image délectable se lézarde sous les rayons du soleil accablant et révèle, triste apprentissage des vérités terrestres, que les étendues dépeuplées sont aussi rudes que vides d’espérance pour les individus en quête de quiétude. L’irrémédiable impureté de la Nature est admirablement confirmée par Les Moissons du Ciel(Days of Heaven). La gigantesque propriété foncière dans laquelle se déroule le film a ainsi la beauté stupéfiante d’un nouvel Eden. Pourtant, le jardin extraordinaire n’est pas qu’une terre de volupté. Non seulement il est soumis aux rigueurs d’un climat éprouvant [13]mais en plus, il est à la merci de toutes sortes de calamités. Symbole de son effroyable vulnérabilité, sa végétation luxuriante est ravagée, à une vitesse foudroyante, par des hordes de criquets que l’on croirait venues des entrailles de l’Enfer [14]. En une scène et quelques mots, La LigneRougegrave une fois pour toute l’affligeante fragilité du monde dans l’esprit du Spectateur. Le film s’ouvre en effet sur un crocodile monstrueux, qui s’enfonce lentement dans les eaux paradisiaques de la Mélanésie. En complément de cette vision saisissante, qui ressemble trait pour trait à un avertissement à l’Humanité, une voix médusée s’interroge en ces termes empreints d’innocence : « C’est quoi, cette guerre, au sein même de la Nature ? Pourquoi la Nature lutte-t-elle contre elle-même ? Pourquoi la terre rivalise avec la mer ? Est-ce que la Nature peut porter en elle la vengeance, être non pas une force, mais deux ? » A ces questions, le Lieutenant-Colonel Tall (Nick Nolte), chef des unités Américaines engagées dans les combats qui font rage dans les îles Océaniennes, donne une réponse qui ne laisse aucun espoir à l’Optimiste : « La Nature est cruelle ».

La formule est accablante. Elle l’est d’autant plus que l’impétueux militaire qui la prononce ne parle pas exclusivement de l’écosystème dans lequel il vit. Il fait également allusion aux caractéristiques essentielles de ses congénères. Cette identification est l’une des particularités de Terrence Malick : l’Homme, à son sens, est le reflet de l’environnement. Unis par un lien de nécessité physique et spirituel, l’un et l’autre sont condamnés à souffrir des mêmes maux. Ainsi, l’Individu serait, par nature, constamment partagé entre la grandeur et la médiocrité, la laideur et la magnificence, la fureur et la sérénité. Cette funeste dualité frappe notamment Kit (Martin Sheen) et Holly (Sissy Spacek), les amants criminels de Badlands. Simultanément loups et agneaux, matérialistes et rêveurs, rationnels et incohérents, les jeunes marginaux sont capables de tuer leur prochain tout en ayant pour lui des sentiments d’affection [15], de se disputer pour des futilités du quotidien et de vénérer la poésie, de fuir la Prison par tous les moyens pour finalement se livrer, pieds et poings liés, aux forces de l’ordre. Ce défaut chronique d’unité, cette incapacité naturelle à communier dans un même idéal de paix, d’intelligence et de magnanimité précipitent leurs victimes dans une impasse tragique.

Le riche fermier des Moissons du Ciel [16]connaît un sort similaire. De prime abord, l’individu n’est que douceur, finesse et sollicitude. Indifférents aux classes sociales et aux écarts de fortune, il épouse Abby (Brooke Adams), l’une des ouvrières agricoles venues travailler sur ses terres immenses. Par amour pour la belle, il accepte même de donner asile à son frère, le ténébreux Bill (Richard Gere). Toutefois, lorsqu’il découvre que ce dernier n’est pas un proche parent mais l’amant de sa femme infidèle, son cœur se fend et laisse apparaître une âme à la noirceur insoupçonnée. Le bon Samaritain, qui semblait rétif à toute forme de violence, fait place à une bête sauvage qui, consumée par la haine et la rancune, incendie son Eden et finit par se perdre en tentant d’assassiner son rival [17].

Cette fracture apparemment irréductible, qui fissure l’esprit humain et le partage en deux facettes dramatiquement antinomiques, est au centre du débat philosophique qui met aux prises le soldat Witt au Sergent Welsh (Sean Penn), tout au long de La Ligne Rouge.  Subjugué par le mode de vie des indigènes de Guadalcanal, le fantassin à la foi chevillée au corps affirme que l’Homme est capable de bonté et qu’à ce titre, il peut s’épanouir sans être contraint d’instituer un pouvoir coercitif. A cet idéalisme extatique, qui n’est pas sans rappeler certains aspects du naturalisme que défend Denis Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville, le sous-officier oppose un réalisme désabusé. On vit dans un monde qui part envrille et chacun de nous est responsable de ce bordel, se lamente-t-il dans le langage aussi relâché que riche de sens qu’affectionne Terrence Malick. Dans une telle situation, ajoute-t-il avec son dépit coutumier, il faut fermer les yeux et ne pas se laisser atteindre. C’est chacun pour soi. Welsh n’a cependant rien d’un disciple fanatique de Thomas Hobbes. Tout incite même à penser qu’il aimerait croire à l’existence du Nirvana dont Witt ne cesse de faire l’éloge. Mais en son for intérieur, il pressent que l’Humanité ne peut durablement vivre dans la paix, comme le prétend son subordonné. Il est intimement convaincu qu’à un moment ou à un autre, la discorde succède fatalement à la concorde originelle.

Localiser ce funeste point d’inflexion nécessite de s’immerger brièvement dans les profondeurs de l’état de Nature, tel que John Locke l’a décrit dans son SecondTraité du gouvernement civil [18]. Pour le philosophe Anglais, les hommes primitifs étaient égaux et libres [19]. Ils possédaient uniquement ce qui leur était utile. Ils vivaient sous l’empire d’une Loinaturelle, qu’ils connaissaient par la Raison et par l’Expérience. Cette norme suprême, inscrite par Dieu dans la conscience collective, leur imposait de respecter autrui comme eux-mêmes [20]. Elle était la pierre angulaire d’une Société naturelleà la fois stable et pacifique. Néanmoins, tempère John Locke, les humains de ce temps de l’innocence étaient déjà tourmentés par de coupables faiblesses [21]. D’ailleurs, c’est leur attachement démesuré à la Propriété qui les a peu à peu arrachés à la quiétude [22]. Ainsi, du jour où ils sont convenus d’attribuer « à une petite pièce de métal jaune » plus de valeur qu’au blé ou à la viande [23], la soif de l’appropriation privée a grandi en eux et les a fait brutalement dégénérer [24]. Ce bouleversement moral et matériel a multiplié les guerres et semé la division. Pour mettre fin au chaos, il a fallu changer le droit naturel en droit positif et créer des institutions chargées d’appliquer la Loi à tous, au-delà de la multitude des justices individuelles [25]. En d’autres termes, le besoin de sécurité a exigé la transformation de la Société naturelleen Société civile. Cette métamorphose, dont Jean-Jacques Rousseau aurait pu dire qu’elle relevait de l’Histoirehypothétique, sonne le glas de l’harmonie sans contrainte : désormais, l’ordre et la tranquillité seront imposés par le glaive.

Le basculement que retrace John Locke justifie les doutes du Sergent Welsh à l’égard des généreux idéaux du soldat Witt. Les grandes lignes de cette tragédie en deux actes apparaissent en filigrane du Nouveau monde(The New world), chef d’œuvre pictural qui, à la faveur d’une prodigieuse ellipse anthropologique et philosophique, présente l’Humanité aux moments cruciaux de l’état de Nature. La tribu des Algonquins, famille de l’envoûtante Pocahontas (Q’Orianka Kilcher), symbolise ainsi l’apogée de la Société naturelle. Ses membres n’ont que mépris pour les rapports de domination. Ils vénèrent la frugalité comme ils adorent les esprits sylvestres. Fasciné par leur joie de vivre, le Capitaine Smith (Colin Farrell), seul Européen qui ait eu le privilège de séjourner dans leur village, les décrit en ces termes élogieux : « Ils sont doux, affectueux, fidèles, exempts de toute fourberie. Les mots signifiant mensonge, tromperie, cupidité, envie, calomnie et pardon leur sont inconnus. Ils ne sont pas jaloux et n’ont aucun sens de la possession » [26]. Antithèses vivantes de ces êtres touchés par la Grâce, le Capitaine Newport (Christopher Plummer) et les pionniers de la Virginia Company ne sont que violence, intolérance et volonté de puissance. Non contents de se battre sans cesse pour obtenir le pouvoir de commander, ils n’hésitent pas à tuer les Amérindiens qui ont l’inconscience de dérober quelques-uns de leurs trésors de pacotille. Triste reflet de la pensée Lockienne, leur rapacité est telle qu’elle les pousse à préférer la recherche de l’or à celle de la nourriture nécessaire à leur subsistance. Ces misérables incarnent la corruption de la Société naturelle. Leur triomphe sanglant et le début de la colonisation de l’Amérique marquent la fin d’une époque bénie et le début d’une ère irrémédiablement maudite : à partir de cette date symbolique, les hommes n’auront plus d’autres ressources que de rêver d’un Paradis qu’ils ont à jamais perdu.

 

L’avènement de la Société civile, conséquence de la dualité fondamentale de la Nature [27], constitue en effet la seconde phase du supplice de Tantale que Terrence Malick dépeint dans ses films. Cette façon fort peu conventionnelle d’associer l’ordre établi à la souffrance [28] prend racine dans une idée aux ramifications multiples : la Cité [29] éloigne l’Humanité de l’Eden originel parce qu’elle tend à légitimer l’injustice. C’est ici que le chemin du cinéaste Américain se sépare de celui que John Locke avait tracé. Ainsi, l’illustre philosophe considérait les institutions comme une garantie [30]. Terrence Malick, lui, voit en ces entités politiques un danger supplémentaire plutôt qu’un secours. LesMoissons du Ciel illustrent parfaitement cette divergence. Qui est le héros de ce drame bucolique, dans lequel se croisent et s’affrontent des personnages que l’on croirait tout droit sortis de la Genèse ? Un fermier oisi f[31], qui a accumulé tant de terres et de richesses qu’il ne sait plus qu’en faire. L’opulence du hobereau solitaire heurte les règles élémentaires de l’Ethique. Mais par-dessus tout, elle bafoue sans vergogne la Loi naturelle dont John Locke s’est voulu le scribe. La norme suprême stipule en effet que seuls le travail et l’utilité justifient l’appropriation des biens qui, à l’origine, appartenaient à touss [32]. L’exploitant reconverti en exploiteur n’est pourtant l’objet d’aucune poursuite. Il bénéficie même de la protection des pouvoirs publics…

Cette impunité contredit ouvertement l’optimisme du Second Traité du gouvernementcivil. De surcroît, elle souligne la nocivité d’un système social qui, en gravant dans le marbre du droit les injustices de l’état de Nature, a creusé d’irréparables inégalités. Les Moissons duCiel sont un reflet étourdissant de ces déséquilibres vertigineux. Le film débute ainsi sur une poignante galerie de clichés en noir et blanc, où s’affichent sans détour la douleur et la détresse d’ouvriers Nord-Américains que rien ne semble en mesure de tirer de l’indigence. Ces dignes fils de Tantale affluent chaque été vers les plaines du Sud, pour vendre leurs bras à de grands cultivateurs  en mal de main d’œuvre. Leur destination ressemble à un nouvel Eden. Cependant, la céleste beauté de ce paradis végétal dissimule un enfer d’aliénation, dans lequel les êtres humains travaillent et survivent comme des bêtes de somme [33]. Ces damnés de la terre, rabaissés par un égoïsme que nulle autorité ne réfrène, touchent un salaire dérisoire qui ne leur laisse aucun espoir d’élévation. Malgré tous leurs efforts, jamais ils ne connaîtront l’aisance matérielle de leur employeur, faux innocent qu’une Société inique autorise à rester à l’écart de la pauvreté commune. Ce contraste effarant entre dominés et dominant [34] est la traduction cinématographique de la pensée radicale de Jean-Jacques Rousseau : l’appropriation illégitime engendre une situation absurde et intenable, dans laquelle un homme seul possède tout tandis que les autres se retrouvent égaux dans la misère.

Pareille démonstration pourrait suffire à soutenir la thèse selon laquelle l’Homme « civilisé » est inapte au bonheur. Le propos est d’ailleurs d’une telle richesse qu’il épuiserait probablement les ressources de la plupart des réalisateurs. Toutefois, Terrence Malick va encore plus loin dans l’analyse de la frontière invisible qui, à l’en croire, nous empêche de goûter à la félicité de nos ancêtres.  La Société civile favorise l’injustice et l’inégalité, prêche-t-il avec la passion d’un apôtre de la subversion. Ces vices ne font qu’exciter la convoitise etsusciter la violence, précise-t-il avec la froide raison d’un logicien. Pendant les deux heures et demie que dure La Ligne Rouge, le Lieutenant-Colonel Tall porte haut l’étendard de ces bassesses. Son bellicisme maladif, symptôme d’une civilisation à l’agonie, est ainsi le fruit empoisonné d’un insatiable appétit de puissance et de reconnaissance. Formée à l’école de la force et de l’avidité, une partie de ses troupes se laisse contaminer par sa volonté, aussi dévastatrice que pathétique, de devenir l’égal de ses glorieux pairs. Ce pourrissement des esprits est à l’origine des paroles révoltées que prononce lucidement le courageux Welsh, au plus fort de la bataille de Guadalcanal : « Tout ce foutoir, c’est pour la propriété ! » En dépit de sa rudesse typiquement militaire, la phrase du Sergent intègre résonne comme un véritable manifeste politique et philosophique. Pourtant, c’est encore dans Les Moissons du Ciel  qu’apparaît le plus distinctement la lèpre sociale dont Terrence Malick a fait profession de montrer les stigmates. Qui est en effet Bill, le héros de cette troublante saison en Enfer ? Un prolétaire de Chicago qui, taraudé par le désir d’échapper à sa piètre condition, pousse sa dulcinée dans les bras d’un millionnaire Texan condamné à mort par une affection incurable. Machiavélique en diable, l’ambitieux met son stratagème en œuvre avec une détermination sans faille. Ses projets sont cependant voués à l’échec : en vertu d’un décret divin que nul ne saurait abroger, Tantale n’a pas sa place au Paradis…

Le destin pitoyable des protagonistes de cette fable est emblématique des frustrations ravageuses que génère, dans la Cité moderne, l’institutionnalisation des rapports de soumission. Aux yeux de Terrence Malick, ce cycle infernal de la violence est l’expression brutale d’une transmutation des valeurs. Sur les décombres d’une Nature autrefois régie par la liberté, la douceur et la fraternité aurait ainsi poussé une Culture destructrice, dont les seuls principes seraient l’écrasement d’autrui et la vacuité morale. Kit Carruthers apparaît comme l’un des fils maudits de ce nouvel ordre, qui a élevé le chaos à la dignité de Loi. En effet, le jeune inadapté de Badlandsn’est pas intrinsèquement mauvais. Pour preuve, il se montre bienveillant avec sa chère Holly comme avec les policiers qui l’ont interpellé. S’il est devenu un James Dean égaré sur les sentiers criminels de Bonnie Parker et de Clyde Barrow, c’est essentiellement parce qu’il n’avait d’autre horizon que de demeurer à jamais un éboueur, un garçon de ferme, un chômeur ou l’un de ces déclassés auxquels les bourgeois refusent obstinément de donner leur fille. Autrement dit, le gamin écervelé mais innocent s’est métamorphosé en « rebelle sans cause » [35] parce que la Société l’a humilié, tout en se gardant de lui donner les repères éthiques dont dépendait son salut.

Le jugement est sans appel. De façon inattendue, Le Nouveau Mondesemble pourtant le casser. Ainsi, voir Pocahontas épouser le vertueux John Rolfe (Christian Bale), vivre paisiblement au sein d’un comptoir Européen et fréquenter, comme une aristocrate de premier plan, la Cour prestigieuse du Souverain d’Angleterre, incite à penser que la Société civile offre les mêmes satisfactions que la Société naturelle. Un examen minutieux révèle néanmoins que ce tableau idyllique est un trompe-l’œil, qui dissimule habilement un message accusateur. Force est en effet de constater que Terrence Malick a, par petites touches, émaillé sa sublime fresque d’éléments polémiques. Le premier a la simplicité typique des grandes idées : loin d’être livrée à la sauvagerie, la terre sur laquelle débarquent les colons Britanniques est pourvue d’une civilisation aussi ancienne que raffinée. Ce paramètre peut sembler anodin. Cependant, il fait tomber, à lui seul, le mythe du « Nouveau Monde » [36]. Dans le même registre de la fausse innocence, le Capitaine Smith est persuadé que son séjour au Powhatan n’a été qu’une merveilleuse hallucination. Cette étrange sensation cache une conviction profonde : la monarchie absolue du Roi Jacques Ier, représentant de la lignée despotique des Stuart, fera fatalement régner la terreur dans l’Eden Amérindien. Les faits, hélas, ne tardent pas à justifier les craintes du valeureux soldat puisque tout indigène qui fait barrage à la marche triomphante du Colonisateur est massacré séance tenante [37]. Même s’il est prononcé sous une forme volontairement neutre, le discours est, au fond, des plus éloquents. Néanmoins, c’est assurément Pocahontas qui symbolise le mieux le double langage que tient Terrence Malick. Son destin est en effet écrit à l’encre sympathique de la plus pure subversion. Ainsi, la petite Indienne parvient apparemment à vivre en bonne intelligence avec l’envahisseur venu d’Outre-Atlantique. Toutefois, elle doit sa fortune au reniement de son nom, de ses coutumes et de sa religion [38]. En un mot comme en cent, elle n’évite l’holocauste dont son peuple est victime qu’en agréant le génocide culturel qui devait balayer les usages millénaires des premières Nations d’Amérique. La manière dont la Princesse du Powhatan est filmée, sur ses terres et plus encore, sur le sol Anglais, est la traduction esthétique de ce propos et de la sourde indignation qu’il recèle. Sa grâce et sa féminité naturelles sont systématiquement soulignées par une caméra qui semble la vénérer comme une déesse. Superbement mis en valeur par une lumière éclatante, ses gestes, son sourire et sa légèreté forment, à eux seuls, un paysage féerique. Par la magie de ces prouesses techniques, l’enfant de la jungle Virginienne [39] cesse d’être un humain ordinaire. Il se mue en ange, en rêve si doux que l’on croirait l’entendre dire, dans un murmure, qu’il ne fera que passer dans un monde devenu trop dur pour accueillir plus longtemps la vraie beauté…

Reliées les unes aux autres, les différentes parties de cette somptueuse charade cinématographique composent une phrase, dont le caractère subliminal n’entame en rien la dimension contestataire : l’Histoire officielle est une imposture, qui tente désespérément de masquer les malformations congénitales de la Société civile. Ces mots tranchants comme un couperet peuvent susciter un émoi légitime. Au-delà de leur virulence, ils suggèrent en effet que Terrence Malick est capable, en une même sentence assassine, d’envoyer à l’échafaud la Société naturelle [40] et le système institutionnel qui lui a succédé. Cependant, la pensée du réalisateur n’est pas exclusivement négative, en ce sens qu’elle ne se borne pas à s’insurger contre la dualité de la Nature et les méfaits de la Civilisation. Elle est également positive, dans la mesure où elle promeut une idéologie. Cette doctrine est certes difficile à déceler au premier regard. Elle l’est d’autant plus que Terrence Malick n’a aucune inclination pour le militantisme et que bon nombre de spectateurs, notamment en Europe, ignorent tout des auteurs Américains dont le cinéaste s’est inspiré. Néanmoins, une école philosophique vient immanquablement à l’esprit de celui qui regarde avec attention Badlands, Les Moissons du Ciel, La Ligne Rougeet Le Nouveau Monde : le Transcendantalisme. Définir ce mouvement qui naquit en réaction au rationalisme du XVIIIè siècle et qui s’épanouit, à partir des années 1830, dans la petite ville de Concord (Massachusetts), n’est pas chose aisée. Le contenu de son enseignement fut en effet variable et parfois même, contradictoire. Il est cependant possible de mieux cerner ses contours en se référant aux sept thèsesqu’énonça Ralph Waldo Emerson, son chef de file historique [41]. Pour l’auteur des Forces éternelles, le Transcendantaliste se distingue ainsi par sa foi en Dieu. Il croit à la connaissance par l’intuition, glorifie l’aristocratisme, la confiance en soi et l’anticonformisme, vante les vertus extatiques de la contemplation de la Natureet prône, par souci de soi, la réforme individuelle.

Dans l’œuvre de Terrence Malick, plusieurs personnages présentent ces traits de caractère. Witt, le singulier soldat de La Ligne Rouge, est cependant celui qui incarne le plus fidèlement la pensée d’Emerson et de ses coreligionnaires. A l’image des Transcendantalistes, il semble en effet considérer que la perception sensorielle et les progrès de la Science n’épuisent ni la réalité, ni le mystère du monde. L’univers, inexplicablement tiraillé entre laideur et beauté, est pour lui une intarissable source d’interrogations. Aussi, il ne se contente pas de le regarder : il le sonde, l’ausculte et défriche chacune de ses parcelles, comme un croyant qui cherche à résoudre l’énigme de la Création divine.

Ce cheminement vers la connaissance s’effectue par les sentiers tortueux de l’intuition et non, par les raccourcis du raisonnement. Ainsi, Witt n’est pas en mesure de prouver l’existence de « l’autre monde » dont il parle au Sergent Welsh. « Quelquefois, je me dis que je l’ai vu », dit-il en toute franchise. En d’autres termes, il devine plus qu’il ne sait, il ressent plus qu’il ne comprend. Cette confession n’est pas un aveu de faiblesse. C’est un serment d’allégeance aux seigneurs de Concord.

Cette profession de foi trouve son prolongement dans l’attitude que le jeune militaire adopte en Société. A l’instar de ses mentors, Witt ne possède aucun titre de noblesse. En revanche, il se comporte en aristocrate de la pensée, capable de déserter l’Armée pour s’épanouir à l’écart d’une institution qu’il juge inapte à saisir la quintessence de la Vie. Toute sa fierté est dans la phrase qu’il jette comme un gant à la face de Welsh, gardien d’une discipline qu’il ne veut en aucun cas respecter : « Je vaux deux fois plus que vous ».

En dépit de son apparente brutalité, cette philippique n’est ni une rodomontade, ni une marque de mépris du genre humain [42]. Elle est simplement l’expression d’un anticonformisme viscéral, qui a pour vocation de défendre le royaume du libre arbitre contre l’empire des conventions. En cela, Witt apparaît véritablement comme un héritier de Henry David Thoreau, l’immortel auteur de Walden ou la vie dans les bois : au risque de devoir endurer les sarcasmes de ses contemporains, il préfère l’ascèse de la Marge au confort factice de la Norme.

Prendre une telle décision requiert une qualité peu commune, à laquelle Emerson consacra l’un de ses ouvrages majeurs. La confiance en soi, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est pour Witt un principe existentiel. C’est en son nom qu’il fait preuve d’une fidélité sans faille à ses convictions. De même, c’est en elle qu’il puise la force de ne reculer devant aucun danger et de s’abandonner sereinement au destin que Dieu lui a réservé.

Ce désir permanent de communier avec la Transcendance explique que le jeune insoumis à la rigueur monacale passe, au grand dam de ses supérieurs, le plus clair de son temps à contempler religieusement les miracles de la Nature. A l’instar de Thoreau, Witt est en effet un panthéiste, convaincu que Dieu et la Création ne font qu’un. A ses yeux illuminés par cette radieuse prescience, jouir de la beauté du monde n’est donc pas un acte d’égoïsme ; c’est la plus noble des façons de restaurer l’ « Ame universelle » [43] et de réconcilier les hommes autour de l’Absolu. Un tel art de vivre relève du mysticisme et non, de la politique. Loin des chimères de l’action collective, il valorise la sculpture de soi et la transformation de l’Individu. Grâce à cet ultime emprunt au Transcendantalisme, Witt trace la voie qui, il le sent et l’espère ardemment, remettra l’Humanité sur le chemin du Paradis perdu.

Mais que les amateurs d’heureux dénouements ménagent leur enthousiasme : Terrence Malick est un pur tragédien. Il considère manifestement que la Société est une prison dont nul ne s’évade. Kit et Holly en prennent rapidement conscience. Peu après leur parenthèse enchantée dans les forêts du Montana, ils décident de mettre un point final à une cavale qu’ils savent sans issue. Pocahontas contracte une maladie mortelle – et hautement symbolique – lors de son voyage en Angleterre. Elle ne reverra pas la terre bénie de ses ancêtres. Las de la bestialité de ses congénères, Witt se suicide en braquant son fusil sur les soldats Japonais qui l’encerclent. Mon royaume n’est pas de ce monde, semble-t-il susurrer en expirant, comme un Christ arrivé au terme de sa Passion. Quant à Linda, la sœur cadette du sulfureux Bill, elle pourra toujours s’échapper du pensionnat où Abby l’a laissée ; jamais, à l’évidence, elle ne retrouvera l’Eden dans lequel son frère avait cru pouvoir s’établir.

Ainsi donc, l’Homme continuera de souffrir l’atroce condition de Tantale. Sa Nature et sa Culture le lui imposent. Ce défaut d’alternative fait la qualité des grands drames. Dans un même élan, il éveille les rêves des commentateurs et donne des cauchemars aux spectateurs. Pour Terrence Malick, il s’agit, en quelque sorte, d’un retour à la normalité cinématographique. Tel est bien le seul mal qu’on lui reprochera.

 

 

 

 

Jean-Philippe Costes

75, rue Jeanne d’Arc

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[1]
Il n’a tourné que quatre longs-métrages, entre 1974 et 2005.

[2]Terrence Malick n’a jamais caché son admiration pour le réalisateur Japonais, disparu en 1956. Il a d’ailleurs mis en scène, au théâtre, une adaptation de l’un de ses films : L’Intendant Sansho.

[3]Musica Poeticade Carl Orff et Gunild Keetman dans Badlands ; Le Carnaval des Animauxde Camille Saint-Saëns dans Les Moissons du Ciel(Days of Heaven) ; les chants Mélanésiens dans La Ligne Rouge(The Thin Red Line) ; le Concerto pour piano n°23de Wolfgang Amadeus Mozart, dans Le Nouveau Monde(The New World)…

[4]Serpent que l’on voit se faufiler, dans les herbes folles, sous les yeux éberlués des compagnons d’armes de Witt.

[5]Ou de Lydie, selon les interprétations.

[6]D’après la mythologie Grecque, Tantale fut astreint à rester au milieu de l’un des fleuves des Enfers. Lorsqu’il se penchait pour étancher sa soif, l’eau baissait puis, disparaissait. Quand il tendait la main vers les arbres tout proches, afin de cueillir des fruits, les branches s’éloignaient immédiatement et lui interdisaient de soulager sa faim. Ultime supplice, le roi maudit était contraint de se tenir sous un rocher en équilibre, qui menaçait constamment de lui tomber sur la tête.

[7]Dans The Thin Red Line, titre original de La Ligne Rouge, le mot « thin » évoque la finesse, la minceur, l’étroitesse de la frontière qui distingue l’ombre de la lumière, le Bien du Mal, l’Humanité de la Divinité.

[8]Ancien élève de Stanley Cavell, Terrence Malick a étudié, puis enseigné la Philosophie au Massachusetts Institute of Technology.

[9]Nommé Adam Trask.

[10]Caleb fut brillamment interprété par James Dean, un personnage qui, nous le verrons, a joué un rôle de premier plan dans l’œuvre de Terrence Malick.

[11]L’adjectif « pur » désigne ce qui est « sans mélange ».

[12]Intitulé, en Français, La Balade Sauvage.

[13]Aux chaleurs étouffantes de l’été succède ainsi la froideur glaciale de l’hiver.

[14]La tragédie fait manifestement référence aux fléaux divins qui, selon le livre biblique de l’Exode, s’abattirent sur l’Egypte païenne.

[15]A l’un des policiers qui vient de l’arrêter et qui lui demande, interloqué, « s’il aime les gens », Kit, le meurtrier en série, répond avec une candeur désarmante : « Oui. Ca va… »

[16]Ce rôle énigmatique est tenu par Sam Shepard.

[17]La séquence d’anthologie durant laquelle les flammes dévorent les blés mûrs est un parfait condensé de la vision de Terrence Malick. En montrant, dans un même enchaînement de scènes, l’ineffable atrocité et l’indicible beauté du monde, elle souligne en effet, avec une force peu commune, la dualité intrinsèque de la Nature (en l’occurrence, de la Nature humaine et de la Nature considérée dans son acception environnementale).

[18]Cet ouvrage, qui constitue l’un des textes fondateurs de la philosophie politique, fut publié en 1690.

[19]John Locke, SecondTraité du gouvernement civil, Paris, G-F Flammarion, 1992, chapitre II, De l’état deNature, p. 143 et s.

[20]Sous peine de s’exposer au châtiment des personnes lésées dans leur santé, leur liberté ou leurs biens (Voir le Second Traité du gouvernement civil, chapitre II, De l’état de Nature, pp. 147-148).

[21]John Locke, Second traité du gouvernement civil, op. cit, chapitre XII, Du pouvoir législatif, exécutif etfédératif d’un Etat, pp. 250-251.

[22]Ibid., chapitre V, De la propriété des choses, pp. 162 à 181. Notons que chez Locke, la Propriété recouvre aussi bien la possession des objets que le droit à la vie.

[23]Ibid., p. 171.

[24]Ibid., chapitre IX, De la fin de la Société politique et du gouvernement, p. 238.

[25]Dans la Société naturelle de John Locke, chacun est juge et exécuteur de la Loi. C’est en cela que l’état de Nature est défectif : il n’existe pas de tiers impartial pour trancher les litiges et apporter des garanties juridiques aux personnes (Voir le Second Traité du gouvernement civil, chapitre IX, Des fins de la Société politique).

[26]Dans la perspective Lockienne de l’état de Nature, ces derniers mots signifient que la répartition des biens n’était pas source de conflits, chez les premiers habitants de l’Amérique.

[27]Nature humaine, état de Nature et Nature envisagée dans son acception physique.

[28]Cette assimilation présente quelques similitudes avec la doctrine anarchiste.

[29]C’est-à-dire, l’organisation politique (ou « civitas », en Latin) dotée d’un système de droit positif.

[30]Garantie essentiellement juridique, puisque la fondation de la Société civile était censée certifier l’application de la Loi naturelle.

[31]Fermier dont l’absence de nom renforce le caractère universel.

[32]Voir le Second Traité du gouvernement civil, chapitre V, De la propriété des choses, op. cit, pp. 162 et s. Pour exprimer l’idée selon laquelle la terre des premiers âges n’appartenait à personne, Locke utilise une formule qui entre admirablement en résonance avec les travaux de Terrence Malick : « Au commencement, le monde était comme une Amérique ».

[33]Les forçats sans boulets s’échinent de l’aurore au crépuscule. Ils n’ont ni toit, ni accès au confort élémentaire.

[34]Contraste accentué par la distance qui sépare la luxueuse résidence du fermier de la prairie où campent les travailleurs saisonniers.

[35]Rebel without a causeest le titre original de La Fureur de vivre, de Nicholas Ray. Tout au long de Badlands, Terrence Malick établit un parallèle entre son propre personnage et l’interprète de ce film éminemment critique à l’égard de la Société post-moderne. A l’instar de James Dean, Kit a ainsi la désinvolture et la tenue débraillée d’un adolescent contestataire. Prolongement de sa stupéfiante ressemblance avec l’acteur mythique, le jeune truand présente le même désenchantement que Cal Trask, dans A l’Est d’Eden. Comble du mimétisme, il va jusqu’à porter son fusil comme une croix, à la façon du héros de Géant(Giant), de George Stevens.

[36]Le « Nouveau Monde » est en effet l’Ancien, celui qui a précédé la déliquescence de l’état de Nature. Inversement, l’Ancien Monde, c’est-à-dire, l’Europe, est en réalité le Nouveau, celui qui émergea des sinistres fonts baptismaux de la Société civile.

[37]Ajoutons que ce pressentiment s’appuyait également sur une douloureuse expérience personnelle. Smith découvrit ainsi les rives de l’Amérique du fond de la cale sombre et humide dans laquelle l’autoritaire Capitaine Newport l’avait jeté, en attendant sa pendaison pour insubordination.

[38]Pocahontas vit et s’habille à la mode Européenne. Elle est baptisée Rebecca, à la suite de sa conversion au Christianisme.

[39]La véritable Pocahontas n’était âgée que de douze ans, lorsqu’elle fit la connaissance du Capitaine Smith. Q’Orianka Kilcher, la comédienne que Terrence Malick a judicieusement désignée pour l’incarner à l’écran, n’en avait que quatorze à l’heure où débuta le tournage du Nouveau Monde.

[40]Société qui, rappelons le, ne serait pas viable en raison de la duplicité humaine.

[41]Ce manifeste, intitulé La Nature, fut publié en 1836. Précisons que le Tanscendental Club, fondé la même année à Concord, réunit des artistes et des penseurs tels que Margaret Fuller, Bronson Alcott, Nathaniel Hawthorne, William Ellery Channing ou encore, Henry David Thoreau, le principal disciple d’Emerson.

[42]Witt manifeste d’ailleurs une rare compassion à l’égard de ses semblables. De surcroît, le Sergent Welsh ne s’offusque nullement de son insolence. Au contraire, il semble admirer son courage et son intégrité.

[43]Au seuil de la transe, Witt déclare précisément : « Peut-être qu’il y a une Ame universelle, dont chaque homme a sa part. Tous les visages d’un même homme… Un Etre universel… »

 

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