La technique comme symptôme d'un rapport passionnel à la nature

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Pierre-Jean Dessertine
Enseignant de philosophie à Aix-en-Provence et auteur de Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète?


Mots-clés : technique, technoscience, nature, passion, Castoriadis, Leibniz, Kant


L'effet de la domination marchande est insuffisant pour rendre compte de l'assujettissement commun au cycle travail-consommation. Il faut solliciter des caractères propres à l'existence humaine pour rendre raison de la fortune mondiale de l’activisme marchand. On peut les trouver dans le passé de l'espèce comme permanence d'un effort d'habitation de l'espace hostile et comme persistance d'une situation d'exil en cet espace. L'invention technique apparaît alors comme la solution rationnelle que s'est donnée l’humanité pour avoir prise sur son environnement naturel. Mais l'histoire montre que cette maîtrise technique a été régulièrement mise en défaut par les avanies que la nature a fait subir aux hommes. Ainsi, les rapports de l'homme à la nature doivent être rapportés à un lourd vécu passionnel hérité du passé de l'espèce.

 

Chapitre 13, Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète?

[ … ] Nous avons vu sur quel fond d’émotions pathétiques l’homme s’est mis en marche pour habiter le monde, et quelles difficultés il a dû affronter pour imposer sa place d’espèce pérenne dans la biosphère. Cela nous permet de comprendre la prégnance du fantasme démiurgique. La technoscience représente la puissance enfin gagnée sur l’espace de tous les dangers. L’homme aurait enfin surmonté l’espace hostile auquel l’avait livré sa naissance. Il aurait enfin trouvé la réponse adéquate à sa nostalgie. La technoscience esquisse un espace de parfaite maîtrise, un espace qui se clôt sur lui-même en se livrant sans reste, c’est-à-dire sans recoin, sans échappée, au corps qui l’occupe. C’est une reconstruction de l’espace intra-utérin. On peut reconnaître, de façon frappante, un analogue à cet espace primordial dans la cabine habitée par le spationaute, comme déjà dans l’habitacle d’une l’automobile : l’espace entièrement technicisé est un analogue de l’espace intra-utérin habité par le fœtus.

Si bien que la bonne formule pour exprimer l’imaginaire social qui porte à adhérer au progrès technique serait : la technoscience est la Puissance. C’est ce qu’exprime Cornelius Castoriadis : « La science offre un substitut à la religion pour autant qu’elle incarne derechef l’illusion de l’omniscience et de l’omnipotence – l’illusion de la maîtrise. Cette illusion se monnaye d’une infinité de manières – depuis l’attente du médicament-miracle, en passant par la croyance que les “experts” et les gouvernants savent ce qui est bon, jusqu’à la consolation ultime : “Je suis faible et mortel, mais la Puissance existe.” La difficulté de l’homme moderne à admettre l’éventuelle nocivité de la technoscience n’est pas sans analogie avec le sentiment d’absurdité qu’éprouverait le fidèle devant l’assertion : Dieu est mauvais. » [74]

On a beaucoup glosé sur la mort de Dieu. Mais non ! Dieu est encore bien présent ; mais il ne vient plus d’ailleurs, il émane de l’homme !

On le comprend, cette divinisation imaginaire de la technoscience est passionnelle, c’est-à-dire qu’elle échappe au contrôle de la raison, s’imposant sans nuances, et pouvant, pour cela, aisément se renverser en son contraire. C’est ainsi qu’on assiste, depuis que les problèmes planétaires induits par les progrès de la technoscience se confirment, à des expressions de technophobie également sans nuances et que nous avons relevées à propos des jugements moraux sur le rapport de l’homme à la nature. [75] La diabolisation de la technoscience procède de la même logique passionnelle que sa divinisation.

Car cet imaginaire de toute puissance dont la technoscience est investie tire nécessairement une partie de son énergie de la référence à la longue histoire de la faiblesse des hommes face aux caprices de la nature.

La nature, qui est l’espace en tant qu’il est qualifié, ordonné, régi par des lois, et donc finalisé, c’est-à-dire se manifestant tout comme s’il avait une intention, a spontanément tendance à être personnifiée par l’homme. Nous avons montré que les rapports de l’homme à la nature étaient fortement affectifs, tissés à la fois d’attachement et de soumission. Il est dès lors certain que la nouvelle puissance de l’homme par la technoscience constitue un tournant majeur dans cette relation affective de l’homme à la nature.

Celle-ci a longtemps imposé aux hommes de vivre dans la difficulté. Elle a également laissé quelques cicatrices d’événements traumatisants du passé qui affleurent dans les grands récits de la mémoire collective. Et ce n’est que par le secours de la religion, avec pour corollaire une perte de liberté, que les hommes ont pu donner sens à leurs malheurs.

Que peut-il arriver si vous découvrez tout à coup que vous avez le moyen de contraindre à vous servir, l’être qui vous soumettait à ses caprices en vous infantilisant ? Non seulement vous jouirez de votre puissance, mais vous essaierez de rattraper le temps perdu, vous vous activerez pour faire valoir vos qualités proprement adultes afin d’épanouir enfin votre liberté (et vous récuserez la croyance religieuse). [ … ]

Mais la jouissance de votre puissance et de votre liberté ne vous suffira pas. Car l’infantilisation, qui vous a empêché d’être vous-même, aura engendré un sentiment d’injustice qui demandera réparation.

On peut supposer que l’humanité a toujours eu conscience de la supériorité sur les autres espèces que lui donnait sa maîtrise technique : « Les bêtes sont purement empiriques et ne font que se régler sur les exemples, car elles n’arrivent jamais à former des propositions nécessaires, autant qu’on en peut juger ; au lieu que les hommes sont capables des sciences démonstratives. C’est encore pour cela que la faculté que les bêtes ont de faire des consécutions est quelque chose d’inférieur à la raison qui est dans les hommes. » [76] L’humanité pouvait légitimement attendre de la nature comme une reconnaissance, qu’elle possède, elle seule, une raison appropriée à ses lois. Mais elle s’est retrouvée face à des phénomènes naturels qui défient toutes ses tentatives d’en rendre raison. Elle s’est sentie remise en cause dans sa faculté d’entendement en laquelle elle mettait toute sa dignité ; ce qui aura enraciné un sentiment d’injustice.

Or « la haine née d’une injustice subie – c’est-à-dire le désir de vengeance – est une passion qui naît irrésistiblement de la nature humaine, et aussi mauvaise que cette passion puisse être, la maxime de la raison en vertu du désir de légitime justice se trouve mêlée à cette tendance. » [77]

Il faut donc faire l’hypothèse qu’il y ait aussi, dans l’adhésion passionnelle de l’homme moderne à son pouvoir technoscientifique, un élément qui relèverait du désir de vengeance. [ … ]

Références bibliographiques

[74]. Le monde morcelé ; Seuil – 1990.
[75]. Chapitre 2.
[76]. G. W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Préface (1703).
[77]. Kant, Anthropologie, Livre III.

 

Ce texte a aussi été publié sur le site de L'Encyclopédie de l'Agora.

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