La Terre, notre fille

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Par Jacques Dufresne
Président de L'Agora, recherches et communications inc., éditeur de L'Encyclopédie de de L'Agora


Mots-clés: Relation avec la Terre, beauté du monde, mouvement écologique, verticalité dans les consciences

 

Le paysage intérieur humain et le paysage extérieur sont le reflet l'un de l'autre. L'initiative appartient toutefois à l'humain. Trop d'adeptes du développement durable sont persuadés que cet humain peut, sans s'être transformé lui-même d'abord, créer un milieu vivant durable dont il subira progressivement l'heureuse influence par la suite. C'est une illusion. Le jardin intérieur précède le jardin extérieur et lui sert de modèle. Le paysage européen porte encore la douce marque de l'action civilisatrice des moines cisterciens. C'est leur jardin intérieur que ces moines cultivaient d'abord.

Au moment où les hommes considéraient la terre comme un lieu de passage, ils y construisaient pour l'éternité; ils l'ont transformée en terrain de camping à partir du moment où ils ont commencé à la considérer comme leur habitat unique et définitif. Ils se déplacent de plus en plus dans un monde qu'ils rendent ainsi de plus en plus uniforme. Et cette uniformité provoque à son tour un besoin de dépaysement. 

La crise de l'énergie et un besoin d'enracinement vivement ressenti ont fait apparaître l'absurdité de cette situation. Et l'on commence à regretter que le monde ait cessé d'être un objet d'amour. 

Dès le début des années quarante, Simone Weil formulait un diagnostic sévère à ce sujet : « Dans l'antiquité, l'amour de la beauté du monde tenait une très grande place dans les pensées et enveloppait la vie tout entière d'une merveilleuse poésie, Il en fut ainsi dans tous les peuples, en Chine, en Inde, en Grèce (…) Aujourd'hui, on pourrait croire que la race blanche a presque perdu la sensibilité à la beauté du monde, et qu'elle a pris à tâche de la faire disparaître dans tous les continents où elle a porté ses armes, son commerce et sa religion. Et pourtant à notre époque, dans les pays de race blanche, la beauté du monde est presque la seule voie par laquelle on puisse laisser pénétrer Dieu.» (1)

On peut faire abstraction du mot Dieu si l'on en craint l'usage. Le jugement de Simone Weil conserve un sens : on dira alors que la beauté du monde est la seule voie par laquelle on peut encore accéder à l'harmonie intérieure. 

Le mouvement écologique, dans ce qu'il a de meilleur, repose sur le même désir d'un rapport avec le monde basé sur l'amour plutôt que sur la volonté de puissance. René Dubos a exprimé ce désir dans un texte où il montre comment l'exploration spatiale a rendu la beauté de la terre manifeste.: « Toutes les civilisations anciennes ont exprimé, chacune à sa manière un sentiment d'admiration devant la beauté de la terre. Aristote essaya d'imaginer comment les hommes vivant comblés de richesses, mais dans des cavernes, auraient réagi s'ils avaient eu pour la première fois l'occasion de contempler le ciel, les nuages et les mers. Assurément, écrit-il, « ces hommes penseraient que des dieux existent, et que toutes les merveilles du monde sont leur oeuvre ». L'un des aspects les plus négatifs de la civilisation technologique est l'oblitération progressive de cet attrait qu'exerce la beauté de la terre. En tant qu'hommes, les savants sont aussi portés que quiconque à apprécier les qualités sensibles de notre planète. Mais dans leurs recherches, ils tendent à éprouver moins d'intérêt pour le caractère unique de la terre, du fait qu'elle se meut dans l'espace en fonction des mêmes lois physiques que les autres planètes. Il est possible que cette banalisation de la terre en tant qu'objet céleste ait joué un rôle dans la dévaluation de la nature et de la vie humaine. Or la terre a cessé d'être un simple objet astronomique du jour ou, voici plus de trois milliards d'années, elle a commencé à engendrer la vie. La preuve visuelle fournie par l'exploration spatiale donne aujourd'hui sa pleine signification à l'image d'Aristote. Bien que la terre ne soit qu'une île minuscule dans l'indifférence illimitée de l'espace, elle est la seule à se présenter dans le système solaire, comme un jardin enchanté dont les fleurs « – les myriades de créatures différentes – ont ouvert la voie aux êtres humains capables de réflexion ». (2)

La phrase qui est en noir dans ce texte appelle un développement. Si nous avons aimé un être, et si nous avons été sensibles à la beauté du monde, ne fût-ce qu'un instant, nous savons que les deux sentiments sont de même nature, s'appellent l'un et l'autre et englobent la sollicitude pour la vie, dans l'homme et hors de l'homme. 

« Aimez ce que jamais on ne verra deux fois. » (Vigny) 

La remarque de Dubos rejoint une thèse développée par Max Scheler dans Le saint, le génie, le héros. Scheler soutient que la réduction de la terre à un objet sans valeur, offert à la manipulation de la technique, a ses racines dans l'éthique protestante et, au-delà, dans le christianisme primitif, où la terre apparaissait déjà comme une « vallée de larmes ». 

Dubos, certes, n'incrimine pas ainsi l'ensemble de la cosmologie chrétienne, mais en évoquant le lien existant entre le rapport avec le monde et le rapport avec les hommes et la vie en général, il indique la nécessité de redonner aux Occidentaux une cosmologie digne de ce nom. 

Dans la cosmologie que Dubos ébauche lui-même, il faut voir la promesse d'un nouvel ordre humain. Et cette promesse contient des indications précises : la terre est vivante, et la vie c'est la variété, la couleur locale. Au cours de la période uniformisante qui s'achève, il faut l'espérer, la terre était perçue non pas même comme une machine, mais comme un simple objet à transformer, fausse perception qui avait déteint jusque sur la conception des sociétés et du microcosme humain. Or la terre renaît, et partout dans le monde, des groupes d'hommes veulent recréer des habitats et des sociétés ayant leurs couleurs propres. 

La planète multicolore, ce jardin enchanté dont parle Dubos, rappelle la cosmologie pythagoricienne, où le feu central fait écho aux foyers des maisons et des temples. La terre vue de l'espace est un feu central. Il nous reste à lui faire correspondre des foyers dans chaque maison et dans chaque temple. 

 

La verticalité 

La sollicitude pour la terre et pour la vie a fait réapparaître le sens de la verticalité dans les consciences, d'où il avait complètement disparu. Depuis le début de l'ère industrielle, seule la justice horizontale importait : l'idéal était de partager les richesses entre le plus grand nombre possible d'individus d'une même génération. Personne ne se préoccupait de ce qui allait être laissé en partage à l'humanité future. 

Puis,subitement, nous sommes devenus sensibles au fait que nos descendants ne verraient peut-être plus certains animaux sauvages, qu'en une année, nous consommons des matières fossiles que la vie terrestre a mis des millénaires à accumuler. 

Cette réapparition de la verticalité, grâce à laquelle les hommes du Moyen-Age nous ont laissé des monuments dont nous vivons encore, constitue un événement de toute première importance, qui devrait modifier notre perception d'un large éventail de phénomènes. 

Il y a quelques années â peine, l'instantanéisme et l'horizontalisme étaient tels qu'on ne se préoccupait même pas de l'avenir immédiat. On laissait les pluies acides tuer les lacs et les nuisances de tous genres mettre en danger la santé des travailleurs. Les notions du coût humain et du coût global n'existaient pas.

L'amour de la terre- à moins que ce ne soit la crainte de l'enfer! – ouvre enfin de nouvelles perspectives. Notre tâche â tous est de veiller sur cet amour, en pensant qu'il enferme le remède aux rapports de force, qui sont devenus la loi universelle. Si le monde n'était qu'un ensemble de forces, où pourrions-nous trouver le principe autre qui nous permettrait d'échapper nous-mêmes à la force? Simone Weil disait en, substance : Si le monde n'est pas analogue à une oeuvre d'art, dont on peut aimer l'auteur, s'il est tout entier soumis à la force, il faut aussi admettre que tout, absolument tout ici-bas est soumis à la force, y compris les pensées humaines. 


(1) Simone Weil, Attente de Dieu, Le livre de poche, Paris 1968, 
(2) René Dubos, Les dieux de l'écologie, Fayard, Paris1975, p.13

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