Le paradigme économique et ses défis : Une réductio ad absurdum pour Rio+20

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Par Harvey L. Mead
Premier Commissaire au développement durable du Québec 2007-2008 et auteur de L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie (MultiMondes, 2011)


Mots-clés: croissance verte, progrès, coûts économiques et humains, projections

 

C’est ainsi que l’OCDE débute son rapport sur la croissance verte, publiée en 2011 et visant à alimenter les échanges à Rio+20

« L’économie mondiale sort lentement [de la récession], et… nous devons regarder de l’avant et concevoir de nouveaux moyens d’assurer pour les années à venir la croissance et le progrès que nous en sommes venus à considérer comme allant de soi. »

« Un retour au statu quo serait de fait bien peu avisé et non viable à terme, les risques qu'il mettrait en jeu pouvant induire des coûts humains et freiner la croissance économique et le développement. Des stratégies sont nécessaires pour parvenir à une croissance plus verte. Si nous ne voulons pas voir s’interrompre la progression du niveau de vie que nous connaissons depuis cinquante ans, il nous faut trouver de nouveaux moyens de produire et de consommer. Et même redéfinir ce que nous entendons par le « progrès », et comment nous le mesurons. »[1]

En mars 2012, l’OCDE clarifiait ce qu’il entend par les défis planétaires actuels. Dans le rapport Perspectives de l’environnement de l’OCDE à l’horizon 2050, l’orientation de base de cet organisme des pays riches est sans équivoque: « Faute de nouvelles politiques, les progrès réalisés pour réduire les pressions sur l’environnement ne suffiront pas à compenser les impacts liés à la croissance économique. » [2]

Non seulement sommes-nous venus à considérer « la croissance et le progrès comme allant de soi », mais « si nous ne voulons pas voir s’interrompre la progression du niveau de vie que nous connaissons depuis cinquante ans », il faut maintenir la croissance, en la rendant (ou en l’appellant) « verte ». Le rapport souligne ceci tout en constatant que ses projections pour 2050 sont catastrophiques, comme on peut voir dès les premières pages.

 

Source: http://www.oecd.org/dataoecd/54/8/49884240.pdf  p.38

 

Les rapports sont fascinants donc à plusieurs égards. D’une part, l’OCDE et les pays riches démontrent ainsi et enfin une compréhension des tendances catastrophiques qui marquent notre civilisation. Le portrait de 2050 en est un d’une planète dont la civilisation que nous connaissons sera disparue. D’autre part, le rapport constitue un compendium de l’ensemble des propositions faites par les milieux écologistes depuis des décennies. Celles-ci sont insérées dans le contexte des catastrophes appréhendées (selon les projections), et leur mise en œuvre est décrite comme essentielle pour éviter les catastrophes. Finalement, la nécessité du maintien de la croissance est soulignée, en l’associant aux progrès accomplis depuis des décennies, sinon depuis des centaines d’années.

Le mot d’ordre du rapport : il faut réussir à faire ce que nous avons refusé de faire pendant 50 ans, pour éviter la catastrophe. À cela doit-on ajouter : sans changer les conditions pour les prises de décision qui prévalaient pendant ce temps.

À aucun moment n’est-il question d’une remise en question du modèle de croissance lui-même. Il est impensable pour les auteurs de voir du progrès sans la croissance économique, et il faut donc que celle-ci devienne verte. Les constats ne sont pas sans contradictions : tout en suggérant une redéfinition du notre conception du « progrès », le rapport est fondé sur la volonté de maintenir le progrès « que nous connaissons depuis cinquante ans ». Les prévisions, à moins d’interventions, sont d’un PIB quatre fois plus important qu’aujourd’hui. C’est la quadruture du cercle pour les auteurs : maintenir le progrès tout en redéfinissant le progrès. Et il est à noter que cet aspect du rapport est laissé à la toute fin, présumément comme un défi à long terme et différent des autres.

 

Source: http://www.oecd.org/dataoecd/54/8/49884240.pdf  p.46

 

Devant le constat d’échec prévisible, voire évident, il aurait été intéressant, fascinant, de voir ce porte-parole des pays riches reconnaître justement que le progrès matériel fait partie du paradigme économique et culturel de ces décennies qu’il veut maintenir, en le « verdissant ». Les écologistes ont vu leurs propositions rejetées pendant le dernier demi-siècle face au besoin de croissance des sociétés. Le rapport représente ainsi une reductio ad absurdum du paradigme, plus ou moins voilée par le recours à un vocabulaire vert qui constitue le déni des constats et des résultats.

Le Chapitre 3 sur le changement climatique permet de voir l’ensemble des façons dont le rapport de l’OCDE représente cette reductio ad absurdum. Les projections présentent une situation catastrophique en 2050, et en fait bien avant, même si le rapport ne présente pas des situations intermédiaires. Le chapitre décrit ensuite la situation actuelle et les principales politiques utilisées par différentes juridictions pour chercher à relever le défi – du moins, pour identifier les moyens de le faire, le cas échéant. Politique par politique, le rapport décrit l’expérience mitigée vécue par l’ensemble des acteurs, soulignant non seulement les difficultés politiques rencontrées partout dans ce « nouveau » domaine (par exemple, le problème des « free riders ») mais également les difficultés connues dans la pratique économique normale (par exemple, le « rebound effect »).

Partout où il est question de coûts (des centaines de passages), le rapport reconnaît le fait qu’il n’existe pas de données ni d’indicateurs capables de présenter avec précision les véritables « coûts » de l’action, de l’inaction, de la mitigation et de l’adaptation. Et il parle des coûts économiques et des coûts humains souvent dans la même phrase, alors qu’il s’agit de « coûts » très différents et peu susceptibles à des comparaisons.

Il reste que ce chapitre découle des tendances projetées dans le Chapitre 2, portant sur les enjeux socio-économiques; celles-ci constituent la base pour les projections environnementales des quatre chapitres thématiques. Le rapport cite le travail d’un autre de ses rapports, de 2008 :

Essential insights …  include the following: i) “defining and measuring the cost of inaction is complex”, especially for intangible environmental impacts; and ii) “despite the measurement difficulties, existing literature suggests very strongly that the costs of policy inaction in selected environmental areas can be considerable”.[3]

 

Les écologistes ne trouveront rien de nouveau dans la présentation plutôt lucide, complète et sans détour de ce chapitre. Il couvre l’ensemble des problèmes qui ont abouti aux échecs des conférences de Copenhague et de Durban.

Les économistes vont reconnaître une présentation qui identifie une multitude de difficultés connues des praticiens de la discipline. D’une façon qui reste mystérieuse, les auteurs semblent croire que l’ensemble fournit néanmoins un outil pour les décideurs qui enverront leurs représentants environnementaux à la conférence de Rio+20 en juin.

Finalement, la résolution du mystère est que ces décideurs ont décidé d’avance que la croissance est la seule façon pour l’humanité d’atteindre un niveau de vie raisonnable, et le rapport réunit tout l’espoir du mouvement écologiste des dernières décennies dans les innombrables références à une « croissance verte ». Si l’on ne lit pas le texte avec un peu d’attention, cela suffit, probablement, à maintenir un espoir que les écologistes, pour bon nombre, savent vain.

Bref, Perspectives de l’environnement de l’OCDE à l’horizon 2050nous montre les décideurs de la planète, via leurs économistes et des spécialistes des enjeux environnementaux à leur service, en train de foncer dans le mur en faisant fi des risques. Devant des projections reconnues par tous comme catastrophiques, et cela plutôt à court terme, ils proposent l’espoir, un espoir absurde.

En fait, l’OCDE vient de découvrir ce que les auteurs de Halte à la croissance! projetaient il y a 40 ans – des projections correspondant sans arrêt à la réalité. [4] Comme disait Maurice Strong dans son autobiographie de 2001, voilà la catastrophe, « à moins d’être très, très sage ou très, très chanceux ». [5]

 

Source: Chart Sources: Meadows, D.H., Meadows, D.L., Randers, J. and Behrens III, W.W. (1972)

http://www.smithsonianmag.com/science-nature/Is-it-Too-Late-for-Sustainable-Development.html?onsite_source=relatedarticles&onsite_medium=internallink&onsite_campaign=SmithMag&onsite_content=Is%20it%20Too%20Late%20for%20Sustainable%20Development?

 


[1] http://www.oecd.org/dataoecd/37/49/48224700.pdf Vers une croissance verte (2011)

[3] Ibid. p.48-49. La version complète du rapport n’existe qu’en anglais.

[4] Voir une récente entrevue avec Dennis Meadows, un des auteurs de ce livre, à http://www.smithsonianmag.com/science-nature/Is-it-Too-Late-for-Sustainable-Development.html#ixzz1u7bc35yk

[5] Maurice Strong, Where On Earth Are We Going ?, Vintage Canada, Toronto (2001), p.7

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