Vers une responsabilité sociale de la recherche scientifique ?

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Par Thierry Lefèvre
Ph. D., professionnel de recherche au département de chimie de l’Université Laval


Mots-clés : recherche, science, développement durable, responsabilité sociale

 

La recherche scientifique n’a pas encore intégré le développement durable (DD)

La recherche scientifique a toujours fait l’objet d’orientations stratégiques, soumise qu’elle est aux politiques et subventions des différents paliers de gouvernement et à l’évolution de la société. Depuis quelques années, il y a une convergence de vue dans certains milieux académiques pour que la recherche contribue davantage à la mise en place d’une société viable.

Certes, des chercheurs travaillent déjà dans des domaines aussi divers que la géophysique, la chimie, la biologie, la foresterie, l’économie, la sociologie ou l’architecture, et contribuent à décrire ou trouver des solutions touchant des enjeux tels que les changements climatiques, les procédés de fabrication propres, l’érosion de la biodiversité, les certifications et la responsabilité sociale des entreprises, les comportements de consommation, les bâtiments verts, etc. Cependant, un grand nombre de chercheurs travaillent sur des sujets qui, pensent-ils, n’ont aucun lien avec les thématiques du DD.

Ainsi, et comme la majorité de la population générale, les scientifiques se sentent professionnellement, parfois aussi personnellement, peu concernés par la crise environnementale globale et humanitaire que nous connaissons. Bien que l’État de la planète se détériore inexorablement du fait des activités humaines, et bien que cela se répercute sur le bien-être des populations, ce ne sont pas toujours des enjeux qui les interpellent dans le cadre de leurs travaux de recherche. Par exemple, on ne prend pas en compte à long terme les aspects sociaux et environnementaux dans le cadre de recherches en physique ou en chimie.

 

Le développement durable est l’affaire de tous

Or, le concept de DD signifie qu’il faut rendre nos sociétés soutenables. La viabilité requiert manifestement de changer les sociétés radicalement, et force est de constater que tout est DD, que ce n’est pas un domaine à part ou une spécialité. Il s’agit de faire autrement, d’une nouvelle vision de société, tous les domaines étant concernés, chacun devant apporter sa pierre à l’édifice. Dans ce contexte, les chercheurs ont un grand rôle à jouer.

À titre d’exemple, nous devons développer les recherches en sciences sociales, en sciences économiques, en droit, en sciences pures, en agriculture, en aménagements du territoire, etc., pour modifier les comportements de consommation, transformer en profondeur les modes de production et d’échanges, instaurer une économie verte, réduire la pauvreté et les inégalités, inventer des matériaux à faible empreinte écologique, accroître l’efficacité des énergies renouvelables et des automobiles, nourrir la planète toute en préservant les sols, les forêts et la biodiversité, etc. La liste est sans fin. Et, cerise sur le sundae, toutes ces disciplines doivent dialoguer entre elles, car aucun des problèmes sous-tendus par la crise globale ne peut être abordé et solutionné efficacement sans une approche pluridisciplinaire.

 

Des scientifiques appellent à un plus grand rôle de la science dans le DD

Des scientifiques l’ont bien compris, parfois depuis longtemps. Le Grand Groupe des scientifiques et de la communauté technologique, par exemple, a une voix privilégiée et exprime son point de vue dans les négociations internationales organisées sous l’égide de l’ONU et y défend les aspects qui lui semblent prioritaires, par exemple le renforcement des capacités et le transfert technologique.1

Mais à l’approche de Rio+20, les revendications  des scientifiques sont devenues plus aiguës. Ainsi a eu lieu en mars la conférence internationale Planet under pressure2 au cours de laquelle les scientifiques ont dressé un bilan de la planète et discuté des façons de relever les défis que posent la viabilité de l’humanité. À l’Institut EDS de l’Université Laval, sous l’impulsion de son directeur François Anctil et avec le soutien de ses membres, le Forum universitaires et développement durable3 a amorcé une réflexion sur les moyens d’impliquer les universitaires dans le DD et les aider à trouver des solutions pour l’intégrer à l’enseignement et à la recherche. Enfin, précédant le Sommet de la Terre Rio+20, le Forum sur la science la technologie et l’innovation pour le développement durable4 organisé par l’International Council of Science Unions (ICSU) a abordé les thèmes liés à la viabilité des activités humaines et formulé des recommandations.

 

Responsabilité sociale de la recherche scientifique

Parmi celles-ci, les scientifiques prônent un changement en profondeur des paradigmes, un renouvellement des manières de voir la recherche, une vision plus globalisante. Ils préconisent des solutions centrées sur le long terme, des solutions intégrées, interconnectées et transdisciplinaires. Ainsi la science devrait-elle inclure les préoccupations sociales liées aux découvertes scientifiques.

À titre d’exemple, il faut considérer les risques éthiques, sociaux et environnementaux associés à l’implantation de nouveaux procédés technologiques (biotechnologies, nanotechnologies, etc.), car les innovations technologiques impliquent souvent des mutations sociales et sont inégalement partagées avec les pays en développement. Les scientifiques devraient prendre en compte l’analyse de cycle de vie, et évaluer le plus tôt possible si le sujet d’étude, le produit, mécanisme ou concept va contribuer à rendre la société viable.

On recommande aussi aux scientifiques de s’impliquer auprès du grand public, des citoyens et des décideurs locaux afin de communiquer leurs connaissances et aider à la prise de décision. L’interface entre la science et le politique doit absolument être améliorée. Les scientifiques devraient aussi s’impliquer et se faire entendre dans les négociations internationales. Ils devraient devenir de véritables acteurs et des moteurs de progrès social, qui collaborent et contribuent aux prises de position des diverses parties prenantes.

Comme le rapporte T. V. Padma dans un article paru sur SciDev.net,5 « les scientifiques devraient s’assurer que leur recherche soit éthiquement acceptable par la société ». En d’autres termes, l’idée nouvelle qui émerge progressivement est celle d’une responsabilité sociale de la recherche scientifique, au même titre que les entreprises.

 

Comment y parvenir ?

Cela veut-il dire que certaines recherches doivent être abandonnées au profit d’autres plus directement reliées aux enjeux du DD ? La question est épineuse, car il est délicat de donner des directives trop strictes quant aux orientations de la recherche. Ce serait en effet une erreur historique que d'imposer un carcan trop serré à la recherche. Car qui sait quels bienfaits peuvent apporter à court ou long terme des études dont le sujet semble à première vue trop éloigné des préoccupations immédiates, quand bien même ces dernières répondent à des questions aussi nobles et urgentes que celles liées à la diminution de l’empreinte écologique de la société ? Les applications des travaux de recherche fondamentaux peuvent parfois être inattendues et bouleverser la société en profondeur.

Quoiqu’il en soit, ce mandat visant à intégrer le DD à la recherche est trop complexe pour qu’il ne repose que sur une personne, le chercheur. Certes, celui-ci devrait s’impliquer, considérer de lui-même les différents aspects de sa recherche et s’entourer de personnes qui ont une expertise complémentaire à la sienne. Mais ce mandat relève de la société dans son ensemble et, par suite, passe principalement par l’éducation, c’est-à-dire par une formation adaptée de la relève.

De plus, les universités, les gouvernements et les organismes subventionnaires doivent d’ores et déjà aider les chercheurs. Pour y parvenir et promouvoir une approche interdisciplinaire, les universités et l’État doivent s’adapter pour favoriser les collaborations entre chercheurs et leur permettre d’explorer des domaines qui leur sont moins familiers, afin de trouver des solutions à des problèmes complexes. Cela passe par les aides financières et la promotion de projets de recherche multidisciplinaires menés par des chercheurs ayant des compétences complémentaires.

La séparation en facultés ou départements autonomes et indépendants n’aide en rien un enseignement fondé sur une approche multi- et transdisciplinaire. C’est donc l’ensemble de l’organisation structurelle des universités, de la formation qu’elles délivrent, notamment celle des professeurs-chercheurs, qui est à reconsidérer.

Par ailleurs, les organisations scientifiques, les instituts, regroupements et centres de recherche devraient organiser des conférences et des ateliers au cours desquelles les scientifiques pourraient s’informer et échanger sur les manières d’intégrer le DD à leurs travaux de recherche, avec l’exemple de ceux qui ont déjà commencé à prendre en compte ces aspects.

 

Conclusion

Parce que le DD nous concerne tous, les scientifiques sont interpellés comme les autres. De par leurs connaissances, ils ont une position privilégiée pour mettre en place des solutions durables et efficaces. Or, les scientifiques ont une capacité exceptionnelle à se renouveler dans le cadre de leurs travaux, à s’adapter aux nouveaux programmes de subventions, à s’informer et devenir des experts sur des sujets nouveaux. Nul doute qu’ils seront capables d’intégrer les enjeux du DD, à condition cependant qu’on leur en donne les moyens. La situation planétaire et les conditions de vie déplorables de certaines populations l’exigent.

 


1.     Recommandations du Grand groupe de la communauté scientifique et technologique à l’ONU pour Rio+20 : http://www.uncsd2012.org/rio20/index.php?page=view&type=510&nr=753&menu=20

2.     Conférence « Planet under pressure » (26-29 mars 2012 – Londres, Royaume-Uni) et la déclaration signée à l’issue de la conférence : http://www.planetunderpressure2012.net/

3.     Forum EDS « Universitaires et développement durable » de l’Institut en environnement, développement et société (4-5 mai 2012 – Université Laval, Québec, Canada) : http://www.ihqeds.ulaval.ca/forumeds.html

4.     Forum sur la Science, la technologie et l’innovation pour le développement durable et les recommandations organisé par l’International Council of Science Unions (ICSU) (11-15 juin 2012 – Rio, Brésil)

5.     Article de T. V. Padma “Scientists 'need responsible research evaluations” SciDev.net : http://www.scidev.net/en/science-and-innovation-policy/research-ethics/news/scientists-need-responsible-research-evaluations-.html?utm_source=link&utm_medium=rss&utm_campaign=en_news&utm_source=twitterfeed&utm_medium=twitter#.UAa2ELX5T0M.twitter

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