L’Anthropocène : déjà une réalité, peut-être une ère géologique officielle

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Par Thierry Lefèvre
Ph. D., professionnel de recherche au département de chimie de l’Université Laval


Mots-clés : Anthropocène, humanité, biosphère, viabilité, géologie

 

L’Anthropocène est un terme qui a été proposé au début des années 20001,2 pour représenter une nouvelle époque géologique marquée par la prépondérance de l’action humaine sur les transformations de la biosphère. L’humanité en effet a atteint un stade de développement tel qu’elle est devenue une force géophysique à part entière.

Ce concept est né au milieu du 19e siècle par des visionnaires tels que George Perkin Marsh, auteur en 1864 de « Man and nature – Physical geography as modified by human action » et Antonio Stoppani, inventeur du concept d’Anthropozoïque.2 L’idée a été remise au goût du jour par Eugene Stoermer et Paul Crutzen,1 et actuellement, l’Anthropocène est évalué officiellement par un groupe de travail de la Sous-commission de stratigraphie du Quaternaire afin de déterminer s’il répond à la définition d’une époque géologique.3 Ce processus est long et complexe, et requiert des compétences de domaines de recherche variés. Les conclusions de cette réflexion seront ensuite communiquées à l’Union internationale des sciences géologiques.

Définir une nouvelle ère géologique et mettre ainsi fin à l’Holocène, l’époque géologique actuelle, n’est en effet pas une mince affaire. Elle doit répondre à différents critères parmi lesquels son ampleur (il faut que les modifications soient significatives et globales), sa durée et la présence d’une couche stratigraphique distinctive. Il faut également s’entendre sur un début à cette potentielle nouvelle ère. Concernant le premier critère, on peut affirmer sans trop s’avancer que l’ampleur des transformations anthropiques a d’ores et déjà atteint une échelle « suffisante », qu’il s’agisse :

  • de la modification de la composition chimique de l’atmosphère (trou de la couche d’ozone, altération du climat et ses conséquences, dont la fonte de la cryosphère);
  • de la perte de biodiversité (le taux de disparition des espèces est 100 à 100 fois plus rapide que le taux naturel);
  • des modifications physico-chimiques des océans (acidification, réchauffement, hausse du niveau de la surface, anoxie);
  • des modifications du sol (déforestation, érosion, redistribution des sédiments à la surface de la planète, pollution).

La question de savoir si l’empreinte des activités humaines se traduira par une couche sédimentaire distinctive peut sembler technique mais elle est importante du point de vue des géologues. Ceux-ci différencient en effet les périodes géologiques successives par les différentes strates du sous-sol. Parmi les effets actuels à prendre en compte, citons l’érosion des sols, la redistribution des sédiments à la surface de la planète, y compris dans le lit des rivières, la redistribution de molécules variées dans l’environnement (mines et puits de forage), l’apparition de nouvelles molécules (plastiques et micro-plastiques, perturbateurs endocriniens, etc.) ou leur enfouissement (déchets nucléaires). Les géologues doivent également évaluer la persistance sur le long terme des villes et de l’urbanisation dans la couche stratigraphique qui représentera l’Anthropocène dans le futur, ce que l’on appelle la « strate urbaine ».4

La pérennité ou la durée de l’Anthropocène est aussi une question délicate et fondamentale. L’échelle géologique se situe dans le domaine des centaines de milliers d’années et, plus souvent qu’autrement, des millions d’années. Or, même si l’Homo sapiens a 200 00 ans d’existence, l’échelle de temps caractéristique de nos civilisations est de plusieurs ordres de grandeurs plus petit, quelques siècles ou millénaires. À cela s’ajoute la question de la pérennité de l’humanité, car dans l’état actuel des choses elle n’est tout simplement pas durable.

Par ailleurs, les actions prises aujourd’hui, ou l’absence d’action, auront des répercussions sur plusieurs siècles ou millénaires. Ainsi, les disparitions d’espèces étant irréversibles, elles auront un impact sur de nombreuses générations. De même, les gaz à effet de serre ont une durée de vie dans l’atmosphère qui peut aller d’une décennie (méthane), à un siècle (CO2), jusqu’à quelques millénaires (composés fluorés). Leurs effets se feront donc ressentir autant de temps et le réchauffement sévira pendant encore plusieurs siècles même si les émissions étaient stoppées net dès aujourd’hui.

Que l’Anthropocène soit officialisé ou qu’il reste un concept, les implications sont potentiellement très importantes car, en tant que concept, il rejette directement sur nos sociétés la responsabilité de la dégradation de l’environnement, mais en tant qu’époque géologique officielle, il aiderait à la diffusion rapide de l’idée. Parmi ses conséquences, on peut espérer que l’officialisation vienne soutenir les efforts des Nations unies pour développer la gouvernance mondiale de l’environnement en responsabilisant les États et les populations et en les incitant à prendre des mesures ou des résolutions pour inverser la dégradation planétaire actuelle.

Cependant, il est à prévoir que le concept d’Anthropocène se heurte à de vives réticences de la part d’une partie de la population et de certains États du fait qu’elle remet en cause les fondements mêmes des sociétés occidentales et les aspirations légitimes des pays émergents. Déjà, par le passé, la théorie de l’évolution des espèces de Darwin mit très longtemps avant d’être acceptée et, 150 ans plus tard, elle ne l’est encore pas dans certains milieux. Ceci s’explique par le bouleversement des croyances religieuses que cette théorie impose, notamment l’Histoire de l’humanité telle que racontée par la Bible ou d’autres textes religieux.

Plus récemment, l’acceptation a été, et est encore difficile dans le cas de la responsabilité humaine sur les changements climatiques à cause des croyances ou des valeurs des individus, quand ce n’est pas pour des raisons bassement intéressées. Mais pour l’Anthropocène, l’acceptation risque d’être extrêmement difficile car ce concept fragilise la notion de progrès et le confort matériel de nos contemporains. Il remet aussi en cause le système économique actuel ainsi que la place de l’humanité au sein de la nature.

Que le terme soit officialisé ou non, l’impact de l’humanité sur la nature est une réalité et affecte de manière globale de nombreux aspects de la Terre et de son fonctionnement. À terme, c’est le fonctionnement des sociétés elles-mêmes et le bien-être des populations qui est à risque. Au fond, l’Anthropocène nous rappelle que dans les conditions actuelles c’est tout simplement l’avenir de l’humanité qui est hypothéqué.


 

  1. P. Crutzen & E. Stoermer, The “Anthropocène” Global Change Newsletter (2000) 41 17-18
  2. P. Crutzen, Geology of mankind Nature (2002) 415 23
  3. Site du groupe de travail de la Sous-commission de stratigraphie du Quaternaire
  4. http://www.quaternary.stratigraphy.org.uk/workinggroups/anthropocene/
  5. J. Zalasiewicz, M. Willliams, A. Haywood, M. Ellis, The Anthropocene: a new epoch of geological time? Philosophical Transactions of the Royal Society A (2011) 369 835-841
  6. Planète viable (2012) : http://planeteviable.org/officialisation-anthropocene-criteres-enjeux/
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