L’économie biophysique comme plateforme pour la société civile : Limites à la croissance et le secteur des combustibles fossiles

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Par Harvey L. Mead


Dans son premier rapport comme Commissaire au développement durable, Mead a montré que l’empreinte écologique du Québec exigerait trois planètes si toute l'humanité connaissait un tel niveau de vie. Dans son livre sur l’indice de progrès véritable, il montre les grandes faiblesses du PIB comme indice de notre développement. Ici, il étend la réflexion aux contraintes imposées 
par les fondements en ressources, surtout énergétiques, de notre civilisation. 

Deuxième de quatre textes constituant un compte-rendu de la 4e Conférence annuelle sur l’économie biophysique


Mots-clés : ÉROI, économie biophysique, sables bitumineux, prix des ressources, ressources non conventionnelles

 

Comme nous l’avons montré dans la première partie, des analystes financiers comme Jeremy Grantham critiquent les déficiences du PIB comme guide pour nos décisions. Ils soulignent par ailleurs que ce même PIB est en déclin dans les pays riches, vers une situation dans les prochaines années où la croissance frôlera le zéro ou moins ; il est même en déclin dans les pays émergents et à l’échelle mondiale [1]. La figure 2 montre ces tendances constantes et inéluctables de l’activité économique pour le Québec et le Canada:

 

Figure 2 : PIB du Canada et du Québec 1962-2009, par décennie [2]

 

La croissance récente du PIB canadien, fortement dépendante des activités reliées à l’exploitation des sables bitumineux, devient plus ou moins négative pour le reste de l’économie, et pour le pays, lorsque l’on réalise que le prix nécessaire pour une exploitation profitable des sables bitumineux est aux alentours de 80$, et que cela est le prix (au minimum) payé par le reste du pays pour leur énergie importée [3]. Ce n’était que 20$ il y a 10 ans…

 

L’économie biophysique

Fin octobre, à Burlington, au Vermont, a eu lieu un colloque réunissant un groupe d’économistes écologiques (et d’autres) qui mettent de l’avant une approche plus ciblée de cette discipline, qu’ils appellent l’économie biophysique. Il s’agit d’un effort pour mettre un accent explicite et central sur les questions touchant l’énergie dans l’analyse de la situation économique comme partie de l’effort pour mieux orienter nos politiques. Leur approche analytique constitue un complément à celle de financiers comme Grantham [4].

Ces économistes prônent une conception du progrès qui insiste sur le fait que l’économie est, essentiellement, un processus physique et que la prospérité et la civilisation viennent de l’utilisation des ressources matérielles de la planète – il s’agit du jugement de base de GMO et son suivi de l’Indice des 33 commodités. Contrairement à la plupart des économistes [5], ceux-ci soulignent une combinaison de hausse démographique et de consommation de ressources matérielles depuis plusieurs décennies comme étant à l’origine des crises d’aujourd’hui alors que nous avons dépassé les limites de la capacité de support de la planète pendant cette période.

Dans la première partie de cet essai, nous avons présenté l’analyse de GMO qui prétend que la situation actuelle représente un changement de paradigme par rapport aux récessions récentes. En soustrayant le secteur économique qui fonde la croissance, soit celui de l’exploitation des énergies fossiles (et plus généralement, des bien matériels, en hausse de prix pour l’ensemble), nous devons constater que le reste de l’économie est fort probablement en « récession » permanente, et cela depuis au moins vingt ans : comme le souligne Grantham, l’obligation de payer si cher pour l’énergie et les autres ressources réduit d’autant la possibilité de développement autre.

L’exploitation des sables bitumineux, dossier phare pour les groupes environnementaux canadiens, est donc beaucoup plus dommageable que par ses seuls impacts environnementaux reconnus et combattus. Même le plus haut niveau d’émissions associé à leur exploitation qui marque leur contribution aux changements climatiques, en raison de la plus grande quantité d’énergie nécessaire pour en extraire l’énergie, doit être mis en contexte. Les réserves globales de l’ensemble des combustibles fossiles, de plus en plus non conventionnelles et associées à des émissions plus importantes, représentent probablement cinq fois la quantité nécessaire pour pousser la planète au-delà d’une hausse de 2 degrés C et un emballement du climat [6].

Dans cette deuxième partie de l’essai, nous voulons mettre un accent sur un élément du portrait qui précise les fondements du changement de paradigme. Les présentations au colloque de Burlington – celles de la première partie – mettaient un accent sur l’importance de l’ÉROI, le retour en énergie sur l’investissement en énergie ; il s’agit d’un dossier fondamental pour l’économie biophysique, permettant d’évaluer la capacité de la civilisation à se maintenir au-delà du simple niveau de survie en fonction de son utilisation d’énergie, ultimement puisée dans la nature.

 

Baisse de l’ÉROI et des rendements

Le graphique suivant présente les tendances de l’ÉROI pour les États-Unis, en soulignant l’estimé des contraintes associées à un ÉROI très bas.

 

Figure 3 : Baisse de l’ÉROI pour l’énergie aux États-Unis depuis 80 ans [7]

Non seulement l’ÉROI du pétrole exploité aux États-Unis a-t-il baissé dramatiquement pendant la période, mais c’est le cas également pour le pétrole importé. L’ÉROI actuel de l’ensemble de l’exploitation dans le monde tend vers 20, et est en baisse ; le coin inférieur gauche du graphique positionne les sables bitumineux, avec un ÉROI en bas de 10.

Ce dernier constat mérite d’être présenté de façon plus claire :

 

Figure 4 : L’ÉROI du pétrole extrait des sables bitumineux au Canada [8]

L’économie biophysique estime qu’un ÉROI à ce niveau ne permet pas à la civilisation d’être soutenable, qui nécessite un ÉROI d’au moins 10[9]. Nous n’élaborerons pas sur cette question ici, insistant sur le caractère presque intuitif de ce constat même s’il n’en est aucunement question dans les débats habituels concernant l’énergie [10]. On doit comparer ce constat à celui de Grantham, qui soutient que la hausse du prix dans le secteur énergétique fait augmenter proportionnellement le PIB, mais comporte un impact négatif pour la société.

 

Baisse des rendements et l’activité économique

En fait, chaque récession depuis 1970 a été précédée par une hausse importante du prix du pétrole (le PIB de l’activité associée à la production et à la distribution du pétrole a augmenté, mais celui de l’ensemble de la société a chuté, et davantage). Cette hausse de prix peut être associée plus ou moins directement à la baisse de l’ÉROI des approvisionnements (sauf pour les décisions de l’OPEP).

 

Figure 5 : Lien apparent entre les récentes récessions et la hausse du prix du pétrole [11]

En même temps, la croissance de l’activité économique dans le monde au fil des récentes décennies a été néanmoins intimement liée à la production (et à l’utilisation) du pétrole. Selon Hall et Murphy, 50 % de la variation du PIB au fil des ans s’explique directement et simplement par la consommation de pétrole – mais de pétrole bon marché.

 

Figure 6 : La croissance de l’activité économique mondiale et celle de la production de pétrole 1986-2006 [12]

 

Approvisionnements à risque

Hall et Murphy ajoutent quelques autres constats pour compléter leur présentation comportant huit hypothèses. D’une part, et contrairement à des hypothèses économiques courantes, la hausse du prix de pétrole n’a pas entraîné une hausse de la production, en dépit d’un accroissement de l’effort, présumément parce que la hausse était insuffisante.

 

Figure 7 : Production et exploration 1940-2010 [13]

Pire, nous trouvons de moins en moins de pétrole (conventionnel) pour constituer nos réserves.

 

Figure 8 : Découvertes cumulatives de pétrole conventionnel, par décennie 1930-2000 [14]

Finalement, et tel que mentionné plus haut, l’ensemble des découvertes récentes se trouve dans les zones où l’accès est difficile, souvent dangereux et presque toujours dispendieux. À ceci est associé, en raison de la demande accrue pour l’énergie nécessaire pour en faire l’exploitation, un ÉROI plus bas. Les récentes découvertes sont des combustibles fossiles « non conventionnels », presque exclusivement le sujet des débats contemporains.

 

Figure 9 : La géographie des découvertes récentes [15]

Une reconnaissance de cette dépendance de la société du pétrole et des autres combustibles fossiles devient aujourd’hui cruciale pour une compréhension des enjeux du développement, maintenant que tout est question de ressources non conventionnelles. Le pétrole contribue au développement – il en est le moteur – mais cela s’avère seulement dans le contexte historique, quand le pétrole était bon marché. Aujourd’hui, avec le pic du pétrole ET l’exploitation de gisements de moins en moins accessibles et de moins en moins importants, les pays riches sont confrontés à une situation critique et permanente. L’ÉROI du pétrole utilisé baisse de plus en plus dangereusement vers un niveau incapable de soutenir la civilisation. Cette baisse de rendement est derrière une partie importante des problèmes d’approvisionnement, et de prix.

Il importe d’en tenir compte dans nos interventions.



[1] Semble-t-il, ceci ne cause pas nécessairement de problèmes pour les investisseurs qu’il conseille; les actions dans les secteurs des commodités iront raisonnablement bien, selon son analyse.

[2] Source : Harvey L. Mead avec la collaboration de Thomas Marin, L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie, MultiMondes, 2011, tableaux de données en ligne. La ligne pointillée indique le niveau de croissance estimée nécessaire pour éviter un chômage structurel, cela sans tenir compte de l’argument de Grantham, et de l’IPV, à l’effet que le PIB lui-même est trompeur et surestime la contribution positive de l’activité économique.

[3] Ceci est indépendant de la « maladie hollandaise », qui joue également un rôle. L’argument tient dans un contexte où la hausse du prix des commodités, dont le pétrole, est plus importante que la faible hausse du PIB, et surtout lorsque l’on soustrait de cette faible hausse la partie attribuée à l’exploitation des combustibles fossiles.

[4] L’ensemble de présentations du colloque se trouve à http://www.uvm.edu/~jdericks/BPE4/BPE4-FinalSchedule-21Oct12bpk.htm . Les références ici se feront en indiquant seulement le nom de l’auteur de la présentation. En effet, cet essai constitue une sorte de compte-rendu de la conférence.

[5] Les économistes « hétérodoxes » se distinguent de leurs collègues « orthodoxes », néoclassiques, voire néolibéraux par leurs orientations et leurs préoccupations plutôt de gauche, mais rejoignent les autres dans leur conviction que le progrès dépend de la croissance de l’activité économique.

[6] Cf. l’article de Bill McKibben, "Global Warming’s Terrifying New Math", Rolling Stone 1162, 2 August 2012 – http://www.rollingstone.com/politics/news/global-warmings-terrifying-new-math-20120719 . Voir aussi la référence de la note 1 de la première partie pour une mise en contexte autre de cette donnée « terrifiante ».

[7] Tiré de la présentation de Hall et Murphy au colloque, diapositive 55. L’article cité dans la note 9 permet d’en saisir les implications.

[8] Présentation d’Alexandre Poisson, diapositive 12. Egan Waggoner a fourni une analyse de l’ÉROI du pétrole extrait des schistes de Bakken, surtout dans la Dakota du Nord aux États-Unis. L’Annexe A du texte de 2012 de Grantham cité dans la partie 1 fournit une analyse financière de cette situation. L’ÉROI préliminaire de ce pétrole est environ 13, mais les réserves paraissent plutôt marginales par rapport à celles du pétrole conventionnel.

[9] En général, les « énergies renouvelables » (éolienne, solaire, géothermale, autres) ont un ÉROI semblable à celui du pétrole conventionnel contemporain, et beaucoup plus bas que ceux des combustibles qui ont alimenté la croissance de la longue période de prospérité après la Deuxième Guerre mondiale. Nous n’en parlons pas dans le présent article, mais ce constat comporte d’importantes conséquences pour la transition, tout comme le fait que les combustibles fossiles non conventionnelles (sables bitumineux, pétrole et gaz de schiste, pétrole en eau profonde ou en Arctique, etc.) ont également un ÉROI bas. Seul le charbon représente un ÉROI élevé. Voir http://www.mdpi.com/2071-1050/3/10/1796 pour un survol des données actuelles à ces égards.

[10] Pour une présentation de cette interprétation, voir « What is the Minimum EROI that a Sustainable Society Must Have? » Charles A. S. Hall, Stephen Balogh et David J.R. Murphyhttp://www.mdpi.com/1996-1073/2/1/25

[11] Murphy et Hall, diapositive 17. Rubin présente le même constat dans ses récents livres.

[12] Ibid. diapositive 11

[13] Hall et Murphy, dispositive 51

[14] Ibid., diapositive 20

[15] Ibid., diapositive 23

 

Source: GaïaPresse

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