L’économie biophysique comme plateforme pour la société civile : Limites à la croissance et les milieux financiers

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Par Harvey L. Mead


Dans son premier rapport comme Commissaire au développement durable, Mead a montré que l’empreinte écologique du Québec exigerait trois planètes si toute l'humanité connaissait un tel niveau de vie. Dans son livre sur l’indice de progrès véritable, il montre les grandes faiblesses du PIB comme indice de notre développement. Ici, il étend la réflexion aux contraintes imposées par les fondements en ressources, surtout énergétiques, de notre civilisation.

Premier de quatre textes constituant un compte-rendu de la 4e Conférence annuelle sur l’économie biophysique [1]
 

 

Mots-clés : ÉROI, économie biophysique, économie verte, sables bitumineux, prix des ressources, croissance zéro

 

Il était fascinant de voir les principales institutions internationales des pays riches se préparer pour Rio+20. La Banque mondiale (avec le gouvernement de la Chine) a sorti une programmation cherchant à permettre à ce pays émergent de rejoindre les pays riches en ciblant une économie verte [2]. L’OCDE a publié ses « perspectives environnementales » pour 2050 dans un monde qui selon elle se dirige directement dans un mur, et bien avant cette date, à moins d’adopter une économie verte [3].

Ces institutions se montraient incapables de concevoir et de promouvoir un nouveau modèle pour relever les défis énormes devant nous, insistant sur le maintien du modèle économique actuel. Comme l’a souligné David Suzuki lors d’une entrevue à Rio+20 :

L’économie verte va tout simplement permettre aux corporations d’apporter une correction […]. L’économie verte n’est qu’une question d’être plus efficace, de polluer moins, d’utiliser l’énergie de façon moins intensive, c’est encore un système bâti sur le besoin de continuer à prendre de l’expansion et de croître. La véritable économie devra revenir à un équilibre avec la biosphère qui nous soutient. [4]

 

Il était donc surprenant de voir les principaux groupes environnementaux du Québec sortir une plateforme pendant la récente campagne électorale ciblant en priorité la recherche d’une économie verte [5]. L’intervention consacre le positionnement des groupes ; alors que seul Québec solidaire démontrait dans sa plateforme électorale une compréhension des enjeux tels qu’exprimés par Suzuki, l’économie verte semble convenir assez bien aux groupes comme aux autres partis [6]. Les groupes savaient qu’ils ne pouvaient pas suivre les orientations du gourou indépendant, sans risquer la disparition [7]. Entre le maintien des orientations associées à un constat d’échec et la recherche d’un renouveau dans le sens de Suzuki, où la cible d’intervention serait le modèle économique, mais le prix la marginalisation, ils ont choisi la survie et l’échec.

 

Des changements dans l’air

Ce qui est plutôt déconcertant dans ce positionnement est qu’il arrive au même moment où de nombreux critiques lient le problème au modèle économique en place et au recours à la croissance (la « croissance verte » est synonyme pour les institutions internationales de « économie verte », comme Suzuki le note) et au PIB qui la mesure comme guide.

D’une part, le Rapport Stiglitz soumis au gouvernement de la France en 2009 souligne de façon claire les problèmes associés au recours au PIB, problèmes reconnus partout, alors que les groupes ne mentionnent pas cette situation dans leur identification d’indicateurs à suivre. Ils ne mentionnent pas non plus l’indicateur clé que constitue l’empreinte écologique, qui démontre que l’humanité dépasse déjà la capacité de support de la planète. D’autre part, des travaux du Club de Rome se voient aujourd’hui validés par les données réelles : le pire scénario se réalise et la date butoir pour le début de l’effondrement des systèmes non seulement écologiques mais sociaux et économiques surviendrait aux environs de 2025-2030 [8]. Finalement, en dépit du rejet par les principaux pays d’une approche mondiale dans la lutte aux changements climatiques, les milieux de la finance commencent à voir de sérieux problèmes dans le scénario qui se profile devant eux (et nous).

Jeremy Grantham est à la tête de GMO, fonds spéculatif (hedge fund) bien connu dans les milieux de la finance, qui gère environ 100 G$. Il est intervenu récemment pour souligner qu’un changement de paradigme est en cours en ce qui concerne la valeur au marché des biens fondamentaux de nos sociétés. En 2011, il a produit un rapport basé sur l’Indice des commodités de GMO, qui suit le cours du prix de 33 biens à la base du commerce international et, finalement, de notre civilisation, résumé par le titre : « C’est le temps de se réveiller : Les jours de ressources abondantes sont terminés, pour toujours ». Le constat est appuyé par un graphique :

Figure 1 : Indice des commodités de GMO: le grand changement de paradigme [9]

 

Grantham avance que la hausse des prix depuis 2002, contrairement aux hausses antérieures, est une anomalie représentant un changement de paradigme ; elle ne continue pas dans la trajectoire baissière du siècle précédent.

Un an plus tard, Grantham revient sur la question, dans un texte qui esquisse les implications de cette situation :

 

La méthodologie comptable actuelle ne peut pas gérer de façon appropriée la hausse des coûts des ressources. Dépenser à l’avenir 150-200$ par baril dans les gisements brésiliens en mer pour livrer le même baril de pétrole qui coûte à l’Arabie saoudite 10$ résultera en une hausse énorme et perverse du PIB du Brésil. En réalité, ces hausses des coûts des ressources devraient être comptabilisées comme une contrainte pour le reste de l’économie, baissant notre utilité globale. Mesurer l’autre partie non liée aux ressources produit le bon résultat. La part du coûts des ressources a augmenté d’un étonnant 4 % du PIB global entre 2002 et aujourd’hui. Ainsi, elle a réduit de 0,4 % par année la croissance de la partie non liée aux ressources. En mésurant de façon conservatrice, les hausses des coûts ont été de 7 % par année depuis 2000. Si cette tendance se maintient dans un monde où l’économie croît à moins de 4 %, et à moins de 1,5 % dans les pays riches, il est facile de voir comment la contrainte va s’intensifier.

La hausse des prix pourrait même accelerer avec l’épuisement des ressources les moins chères. Si les coûts des ressources augmentent de 9 % par année, les États-Unis atteindront une situation où toute la croissance générée par l’économie sera requise pour simplement obtenir les ressources nécessaires pour faire fonctionner le système. On atteindrait ainsi en croissance négative au bout de seulement 11 ans. Si, par contre, notre productivité en matière de ressources augmente, ou si la demande diminue, les hausses des coûts pourraient augmenter de 5 % par année et nous laisser 31 ans pour nous organiser. [10]

 

Les ressources et la croissance

Cette analyse est plus que pertinente pour les groupes écologiques et pour les économistes hétérodoxes, et rejoint celle de Jeff Rubin, ancien économiste en chef de CIBC World Markets [11]. Il s’agit d’une analyse fondée sur notre utilisation des ressources naturelles, mais menant à des constats n’ayant presque rien à voir avec les impacts environnementaux de l’exploitation de ces ressources. Grantham doit se préoccuper de l’économie, pour bien servir ses clients, et il constate que l’effondrement de cette économie – la fin de l’ère de croissance – est imminent [12]. Cela rejoint aussi les constats actuels de Dennis Meadows et Graham Turner concernant les projections de Halte à la croissance !, et de David Suzuki sur le modèle économique actuel. Grantham fournit ainsi des perspectives et un incitatif pour un changement d’orientations dans les interventions de la société civile.

Ceci se voit assez facilement si l’on substitue aux références à l’exploitation brésilienne du pétrole en mer d’autres ciblant l’exploitation des sables bitumineux au Canada. En effet, l’Alberta et la Saskatchewan montrent la plus importante croissance du PIB de toutes les provinces canadiennes (Terre Neuve et Labrador ayant eu cette même expérience récemment). Presque toute la politique économique du gouvernement canadien est fondée sur le maintien, voire l’augmentation de cette croissance, étroitement liée à l’exploitation des sables bitumineux et, plus généralement, des énergies fossiles. Le Plan Nord québécois semble avoir été conçu suivant un même raisonnement.

Pour Grantham, il est question de l’ensemble des ressources qui alimentent notre civilisation. Sans en tenir compte, l’objectif des économistes responsables des documents de la Banque mondiale et de l’OCDE est de maintenir la croissance, seul outil connu pour assurer le bien-être que les pays riches ont connu depuis la Deuxième Guerre mondiale. L’économie verte est censée s’intégrer dans ce modèle économique ciblant la croissance, contribuant à celle-ci (voir les notes 2 et 3). Nulle part ne voit-on dans les propositions pour une croissance verte une reconnaissance de ce qui mène au constat que le mouvement environnemental est un échec : l’activité économique bien en place pendant ces décennies est finalement nocive pour les écosystèmes (et pour les trois-quarts de l’humanité) et dépend de l’absence d’une économie verte, de l’ensemble des améliorations souhaitées par ces économistes (et par les environnementalistes) mais qui en constituent un frein. La croissance fondée sur l’exploitation des ressources, selon Grantham, est même négative dans ses implications.

Ce qui est nouveau pendant l’année de Rio+20 n’est pas une plus grande volonté à mettre en place ces améliorations. Ce sont plutôt les contraintes pour l’ensemble des sociétés (et de leurs économies) associées à la hausse du prix de l’énergie et, suivant Grantham, le prix de l’ensemble des ressources. L’exploitation des sables bitumineux n’entraîne pas seulement des impacts environnementaux visibles de l’espace ; elle comporte une diminution de la vitalité de tout le reste de l’économie, qui fonctionne sur une base énergétique et matérielle incontournable et qui coûte de plus en plus cher, ce qui est visible de la terre.

 


[1] Un but de cette analyse est de montrer que les interventions en faveur de la décroissance ne sont peut-être pas celles qu’il faut favoriser. La décroissance est déjà en cours, l’économie biophysique le met en évidence, et l’important est de comprendre les facteurs écologiques, économiques et sociaux qui sont en cause pour mieux intervenir.

[2] China 2030 – http://www.worldbank.org/content/dam/Worldbank/document/China-2030-complete.pdf Voir aussi https://gaiapresse.ca/fr/analyses/index.php?id=160 « Post-Copenhague : la destruction mutuelle assurée » et https://gaiapresse.ca/analyses/echec-et-mat-la-fin-du-mouvement-environnemental-selon-jeff-rubin-290.html « Échec et mat? La fin du mouvement environnemental selon Jeff Rubin »

[3] Perspectives de l’environnement de l’OCDE à l’horizon 2050 : Les conséquences de l’inaction – http://www.oecd.org/document/15/0,3746,fr_2649_37465_49673487_1_1_1_37465,00.html Voir aussi https://gaiapresse.ca/analyses/le-paradigme-economique-et-ses-defis-une-reductio-ad-absurdum-pour-rio20-280.html « Le paradigme économique et ses défis : Une reductio ad absurdum pour Rio+20 »

[4] David Suzuki on Rio+20, “Green Economy” & Why Planet’s Survival Requires Undoing Its Economic Model, Democracy Now, June 25, 2012- http://citizenactionmonitor.wordpress.com/2012/06/25/meetings-like-rio20-are-doomed-to-fail-david-suzuki/ Notre traduction. Pour une approche non institutionnelle à Rio+20, on peut consulter chez GaiäPresse http://www.terraeco.net/Economie-verte-une-aubaine-pour,44348.html , « Économie verte : une aubaine pour sortir de la crise », où l’argumentaire prône justement ce que Suzuki critique comme inadéquat.

[5] Voir http://www.equiterre.org/sites/fichiers/plateforme_des_organisations.pdf « Pour une prospérité durable ». Un appel fait par l’auteur auprès des signataires se trouvera sous peu sur le site harveymead.org

[6] Voir https://gaiapresse.ca/analyses/pour-une-vague-verte-au-quebec-en-2012-297.html « Pour une vague « verte » au Québec en 2012? » La plateforme d’Option nationale n’avait pas été examinée pour cet article.

[7] Voir https://gaiapresse.ca/analyses/lenvironnement-la-protection-est-acquise-et-la-mise-en-valeur-des-ressources-environnementales-est-prioritaire-295.html « L’environnement : la protection est acquise et la mise en valeur des ressources environnementales est prioritaire »

[8] Voir l’article en référence à la note 1. Nour revenons à ce travail à la fin de cette série, tout comme aux constats de Jeremy Grantham, qui suivent.

[9] Voir http://www.theoildrum.com/node/7853

[10] Voir http://www.gmo.com/websitecontent/JG_LetterALL_11-12.pdf GMO Quarterly Letter, novembre 2012 : « On the Road to Zero Growth », p.2. En effet, une baisse de la demande pourrait bien figurer dans une perspective où les coûts augmentent, entraînant une « récession » permanente. Notre traduction.

[11] Voir https://gaiapresse.ca/analyses/echec-et-mat-la-fin-du-mouvement-environnemental-selon-jeff-rubin-290.html « Échec et mat ? La fin du mouvement environnemental selon Jeff Rubin »

[12] Dans le texte cité, Grantham établit la date butoir entre 2023 et 2043…

 

Source: GaïaPresse

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