L’économie biophysique comme plateforme pour la société civile : Limites à la croissance, une récession permanente cachée

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Par Harvey L. Mead


Dans son premier rapport comme Commissaire au développement durable, Mead a montré que l’empreinte écologique du Québec exigerait trois planètes si toute l’humanité connaissait un tel niveau de vie. Dans son livre sur l’indice de progrès véritable, il montre les grandes faiblesses du PIB comme indice de notre développement. Ici, il étend la réflexion aux contraintes imposées par les fondements en ressources, surtout énergétiques, de notre civilisation.

Troisième de quatre textes constituant un compte-rendu de la 4e Conférence annuelle sur l’économie biophysique. 

 

 

Mots clé: ÉROI, économie biophysique, sables bitumineux, prix des ressources. Indice de prix à la consommation (IPC), récession

Nous sommes dans une situation où le pic du pétrole conventionnel change la donne pour un ensemble de facteurs cruciaux pour notre civilisation, qui dépend énormément de cette ressource pour son fonctionnement. Ce pic est associé à un recours de plus en plus important à des ressources fournissant des rendements moindres, les ressources « non conventionnelles ». En lien avec cette contrainte, nous sommes devant une situation où la hausse du coût d’un ensemble de ressources incluant le pétrole (les « commodités » de l’Indice de GMO de Grantham) établit un changement de paradigme.

Cette situation nous confronte à une baisse constante et inéluctable du PIB depuis des décennies, PIB qui entre dans une zone où la croissance risque de disparaître. Et à cela on doit ajouter le constat que ce PIB, déjà un indice presque mauvais par ses énormes lacunes constituant entre autres des incitatifs mal orientés, attribue à cette hausse du coût des commodités une valeur positive. Pourtant, il s’agit d’intrants essentiels pour les économies du monde et la hausse du coût de ceux-ci représente une ponction directe et négative pour ces économies.

 

Récession permanente

Bref, il y a lieu de croire qu’une « récession » permanente s’installe. Une réévaluation du PIB en fonction du coût des externalités et maintenant du coût des intrants suggére même qu’une telle « récession » est en place depuis assez longtemps. L’économie biophysique utilise le concept de l’ÉROI (investissement en énergie pour un retour en énergie) pour situer cette situation critique dans un contexte approprié. La figure 10 en résume des constats clé.

Figure 10 : Le prix de production de pétrole et l’ÉROI de cette production depuis 100 ans [1]

 

La deuxième journée du colloque sur l’économie biophysique mettait en évidence les enjeux financiers de la situation contemporaine, incluant « l’émergence » de pays comme la Chine. Fournissant des perspectives très différentes de celles fournies par les institutions internationales comme la Banque mondiale et l’OCDE, et par les économistes biophysiques eux-mêmes, des intervenants invités pour leurs activités dans les milieux de la finance ont cerné les contraintes qu’ils voient pour les années qui viennent. [2] Ils poussaient plus loin les analyses de Grantham ciblant la hausse du prix des ressources.

Steven Kopitz de Douglas Westwood [3], conseillers des grandes pétrolières, a fourni une analyse et montré des graphiques qui ensemble présentaient la vision d’une « fin de civilisation » pour les États-Unis (et même pour l’Europe), face à une demande mondiale pour le pétrole qui en dépasse la production.

D’une part, devant une production incapable de répondre à une hausse importante du prix, ce seront les pays émergents qui se montreront capables d’intervenir pour obtenir le pétrole, et cela aux dépens des pays riches. C’est la Chine qui se montre capable de mieux gérer les arbitrages sur les marchés internationaux et qui accapare les « surplus » sur les marchés, à un prix qui ferait imploser les économies des pays riches.

 

Figure 11 : Consommation du pétrole, pays OCDE et pays non-OCDE [4]

Devant les contraintes, les pays riches devront céder leurs approvisionnements et leur consommation aux pays émergents, faute de capacité à payer. Même pour la Chine, la situation est plutôt critique. Les contraintes en termes de production nécessitent une baisse dans ses prévisions de consommation [5] tout comme une mise entre parenthèses des perspectives de la Banque mondiale et du gouvernement chinois pour ce pays. 

Kopitz souligne l’importance des contraintes en montrant les tendances selon le cadre plutôt traditionnel des analyses, une comparaison avec l’expérience du Japon et de la Corée du Sud (avec du pétrole beaucoup moins cher), et les perspectives pour l’avenir qu’il juge plus réalistes, comportant une réduction des deux tiers par rapport à cette expérience antérieure.

 

Figure 12 a et b : Consommation du pétrole par la Chine, sans contraintes et sous contraintes [6]

 

À titre de référence, la consommation prévue par la figure 12a, étendue à l’ensemble des pays non-OCDE, représente une consommation d’environ 80 mbpd à l’horizone de 2030, soit la totalité de la production actuelle! Les meilleurs estimés pour la production en 2030, selon Kopitz, sont de 110 mbpd…

Rien dans les portraits présentés au colloque ne permet de croire que l’avenir offrira une solution au pic du pétrole. Suivant l’EIA, Kopitz s’est risqué à présenter des perspectives jusqu’en 2017, avec un graphique montrant tout tendant vers le haut, y compris la capacité de soutenir la hausse du prix par les pays riches, cela en présumant d’une reprise de la croissance de l’activité économique.

 

Figure 13 : Perspectives du prix de pétrole jusqu’en 2017 [7]

 

Comme souligne Grantham, avec de telles perspectives, nous ne sommes pas loin de sociétés n’ayant aucun budget pour autre chose que pour l’énergie nécessaire pour maintenirle statu quo. Sion inclut dans l’analyse une croissance tendant vers zéro, même en incorporant l’apport des industries soutenant la production des commodités,qui est finalement négatif, et si on retient que le PIB ne tient pas compte du coût des externalités, souligné par l’IPV, la situation devient dramatique.

 

Enjeux financiers traduits en système

Chris Sanders, de Sanders Research Associates [8], autre conseiller dans les hautes sphères de la finance, a souligné que son arrivée au sommet est venue avec une reconnaissance du vide qui s’y trouve. Il s’est acheté une ferme en Irlande (en soulignant que la valeur des terres agricoles dans le monde dépasse aujourd’hui tous les anciens records) et est en train de se réfugier du secteur. Sa contribution était la présentation du contraste entre le modèle de « centralisation », qui achève sa dominance, et celui de la « dévolution », qui arrive, mais peut-être trop tard. En fait, il proposait un portrait de la société de transition : moins dépendante des technologies informatiques (y compris pour les investissements spéculatifs), moins intensive en énergie et, en contrepartie, plus intensive en travail physique, une consommation restant dans les limites de la production, une agriculture véritablement « soutenable » pour les milliards que nous serons et, plus généralement, un développement plus régional et local que global. Les tendances vers une urbanisation (plus énergivore que la ruralité) toujours croissante se buteront aux contraintes et s’estomperont. [9]

Finalement, sans résoudre le peu d’écoute obtenue par l’économie biophysique, Sanders lui donnait raison dans sa critique du modèle néolibéral. Clé de son portrait du déclin, il fournissait des courbes comparant différents calculs de la situation énergétique en fonction de l’inflation (déformée par les gouvernements des pays riches et corrigés par Shadowstats.com), et qui finissent par montrer qu’il n’y a eu aucun progrès depuis 40 ans en ce qui a trait à l’efficacité énergétique à l’échelle mondiale.

Un graphique de la valeur des actions à la bourse en fonction de trois indices montre l’approche pour arriver à la véritable valeur des biens.

 

Figure 14 : Stocks of Standard and Poor’s 500 according to three indicators [10]

C’est le complément des corrections de Grantham et d’autres au PIB; il faut corriger les statistiques pour l’emploi, pour le chômage et pour l’Indice des prix à la consommation pour enlever l’effet des interventions qui cherchent à cacher l’état critique de la situation. Les investisseurs/spéculateurs, en fonction de leurs réserves en or comme protection contre les aléas des marchés actuels, évaluent assez bas la valeur de la Bourse. Comme il l’indique au début, les petitsinvestisseurs (retail investors) la fuient ou l’ont déjà fui.

 

Conclusion

Le PIB ne fournit pas une bonne indication de la situation économique, et l’ensemble des informations sur les réserves de combustibles fossiles (et d’autres ressources) ne fournit pas une bonne indication de l’avenir des approvisionnements. Lorsque les analystes financiers cherchent à identifier les pistes pour faire un portrait du milieu d’investissement pour l’avenir, ils arrivent au mur décrit par d’autres suivant d’autres pistes; les indicateurs permettant d’intervenir sur des bases relativement solides doivent contourner les efforts de cacher la situation. L’empreinte écologique sert à identifier les contraintes en fonction d’un portrait global des écosystèmes en perte de leur capacité de fonctionner et l’ÉROI complémente l’empreinte pour mieux cerner ce qui est derrière les impacts croissants de l’exploitation des combustibles fossiles.

Les décideurs, et les économistes qui les conseillent, sont loin de comprendre le fait que nous sommes en dépassement de la capacité de support de la planète, peu importe les réserves qu’on prétend bonne pour des décennies, et qu’une « récession » permanente avance au même rythme que la détérioration des ressources. L’effort de la société civile doit inclure celui d’intervenir sur les faiblesses des indicateurs courants – PIB et endettement conçu en fonction du PIB, chômage, IPC – et de mieux mettre en évidence ce qu’indiquent d’autres indicateurs – ÉROI, empreinte écologique, IPV.

Il importe d’en tenir compte dans nos interventions.

 


[1] Hall et Murphy, diapositive 37

[2] Il n’était pas par contre évident qu’ils saisissaient les enjeux tels que présentés par les économistes biophysiques la veille, dont ceux associés à l’ÉROI.

[4] Kopitz diapositive 9

[5] Il faut rappeler le changement de paradigme de l’Indice des commodités de GMO; les contraintes pour la Chine et d’autres pays émergents ne sont pas seulement en termes de combustibles…

[6] Ibid. diapositive 12; l’EIA est l’Energy Information Administration des États-Unis, et l’IEO est l’International Energy Outlook de l’EIA. Les projections concernent sa capacité interne de production. Il ne semble pas que la programmation de la Banque mondiale et du Gouvernement de la Chine dans China 2030 tienne suffisamment compte de ces contraintes.

[7] Ibid., diapositive 13

[8] Voir http://www.sandersresearch.com/ . « Caveaut emptor : Investing in the Second Half of the Age of Oil ». Il est à noter que ces deux conférenciers se distinguaient nettement du troisième, Peter Tcherepnine de Loeb Partners Management ) http://investment-advisors.findthebest.com/l/33414/Loeb-Partners-Management-Inc ). Tcherepnine, parmi les quelques 3 % des investisseurs qui suivent encore les compagnies inscrites en bourse plutôt que de suivre l’approche algorithmique décrite par Sanders et suivie par la vaste majorité d’investisseurs, a présenté sa façon de tenir compte des enjeux énergétiques dans l’évaluation financière des grandes corporations; tout en fournissant un exemple des grands investisseurs de Wall Street, il s’est montré incapable de reconnaître les enjeux débattus au colloque.

[9] Voir Sanders diapositive 16

[10] Ibid. diapositive 6

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