« Nécessité économique »: une fuite en avant

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Par Harvey L. Mead
Premier Commissaire au développement durable du Québec 2007-2008 et auteur de L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie (MultiMondes, 2011)

 

La perte d’orientation dans les débats de société semble atteindre un nouveau sommet avec l’éditorial de Bernard Descôteaux dans Le Devoir de samedi 6 juillet dernier, éditorial qui aurait pu arriver, par ailleurs, à un meilleur moment. L’accident au Lac Mégantic plus tard dans dans la même journée a servi à mettre en évidence les implications de son message. Dès ma lecture de l’éditorial, j’ai formulé un commentaire que j’en envoyé au journal. J’y cherchais à souligner la fuite en avant que représente la pensée de Descôteaux, alors que la «nécessité économique» qu’il priorise est de plus en plus clairement d’une autre époque. En effet, le transport de pétrole (de schiste – pour ce qui est de celui de Lac Mégantic – et de sables bitumineux, en grande partie, si ce n’est le raffiné) est une nécessité si l’économie va continuer à tourner comme il a fait pendant les dernières décennies, et l’accident de Lac Mégantic fait sortir une multitude d’informations sur la situation à cet égard.

Un des avantages d’avoir décidé de créer ce site web est que je puis publier mes réflexions quand les médias ne jugent pas cela pertinent, comme c’était le cas cette fois-ci pour mon petit texte. L’enjeu est un peu plus clair pour plusieurs depuis le 6 juillet: d’une part, la «nécessité économique» exige que l’on permette presque n’importe quoi pour au moins maintenir le statu quo sinon augmenter l’activité économique; d’autre part, elle montre jusqu’à quel point nous sommes contraints par le modèle économique actuel à foncer dans le mur, à moins de mettre beaucoup de choses en question. Ce ne sera pas long avant que les changements climatiques ne redeviennent le thème dominant des débats à ce sujet, mais pour le moment l’accident nous ramène sur des risques plus locaux, les débats portant sur les choix de transport, par bateau, par train, par camion (tout le pétrole du Saguenay) ou par pipeline – ou, si nous décidons de nous sevrer du pétrole et de la «nécessité économique», sur un nouveau paradigme de vie.

L’éditorial arrive sur la scène alors que je suis en train de lire Supply Shock: Economic Growth at the Crossroads and The Steady State Solution, de Brian Czech. Je connais assez bien déjà la problématique, mais Czech fournit l’histoire de la pensée (et maintenant de l’idéologie) de la croissance économique, ce que je ne connaissais pas aussi bien. Et je viens tout juste de terminer un échange avec un économiste hétérodoxe qui a conclu avec son rejet de ma lecture de la situation. Celle-ci rejoint les projections du Club de Rome et constate que nous sommes devant des effondrements des bases écosystémiques de notre civilisation, à assez brève échéance. Pour justifier son rejet de ceci, l’économiste souligne qu’il n’accepte pas l’idée qu’il a perdu son temps pendant une carrière qui a couvert plusieurs décennies et qui a été marqué par l’histoire de l’idéologie en question. Autant je constate l’échec du mouvement environnemental au sein duquel je me suis débattu pendant 45 ans, autant je constate l’échec des mouvements sociaux où était engagé cet économiste, mouvements qui cherchaient et cherchent toujours à améliorer le sort des populations. Tout d’abord, ces mouvements ciblaient les populations de leurs propres sociétés, mais avec le temps, il est devenu clair que, même avec des avancées au sein des pays riches, les énormes inégalités qui définissent les liens de ceux-ci avec le reste de l’humanité nous amènent à des projections de perturbations (lire effondrements) à l’échelle de la planète, dont les émeutes de 2008 (en raison du prix du pétrole et du prix des aliments qui en découlait), le Printemps arabe et l’intervention des Indignés n’étaient que des signes avant-coureur.

De tous les journaux au Québec, Le Devoir semble le plus conscient, de par son approche éditoriale, des situations critiques qui définissent les enjeux écologiques et sociaux actuels. Que le directeur du journal intervienne dans le déni explicite de cette approche face à la «nécessité économique» de poursuivre la croissance mérite commentaire. Czech termine son livre en projetant un virage qui viendrait d’une sorte de gêne ressentie par le 1%, mais comme moi, il est bien conscient que l’idéologie de croissance est tellement inscrite dans les moeurs, même  des plus avertis, que la projection n’a pas autant de pouvoir de convaincre que celles du Club de Rome.

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