Rio, Kyoto, Montréal, Copenhague, Varsovie : un échec qui se répète

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Par Harvey L. Mead
Commissaire au développement durable 2007-2008
Auteur, L'indice de progrès véritable: Quand l'économie dépasse l'écologie (MultiMondes, 2011)
 

 

J’étais récemment un invité de la Fondation Trudeau. Pendant la période allouée pour notre panel, nous avons eu l’occasion d’entendre Hugo Séguin, un ex-militant d’Équiterre et maintenant professeur à l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke, qui assistait à la COP19 sur les changements climatiques à Varsovie. Hugo a bien confirmé ce que lui et les autres savaient avant d’y aller : il n’y aurait pas d’entente sur les enjeux décrits, quand même partout, comme dramatiques. Il disait être présent pour le réseautage que cela rendait possible « avec des acteurs qui réduisent les émissions ».

Nous participions à un atelier portant sur le thème « Les citoyens et l’environnement au Canada: Passer de l’expérience et des valeurs à l’action et aux résultats »[1]. Nous étions plusieurs, en fonction de ce qui se passe aux conférences COP depuis des années, à partager le point de vue que ces résultats ont été et seront nuls, voire négatifs. Cela situait assez bien le panel auquel je participais, portant sur « les Canadien(ne)s et l’environnement : l’état des lieux selon divers points de vue ».

 

L’échec : une vision différente

En effet, j’avais un point de vue plutôt différent d’Hugo Séguin quant à l’approche face aux résultats négatifs que j’étends à l’ensemble de l’action du mouvement environnemental depuis des décennies : nous avons perdu la guerre (comme un autre participant a souligné aussi). C’était le sujet du premier article à paraître sur mon nouveau site web en janvier dernier et le sujet qui me guide dans la plupart de mes écrits[2]. Ce qui est l’élément clé dans ce constat, c’est notre modèle économique dominant qui est en cause et explique cette perte de la guerre.

 

Figure 1 : Halte à la croissance[3]et la perte de la guerre

Pendant la campagne électorale de 2012, les principaux groupes environnementaux ont participé aux débats en publiant une plateforme électorale dont la moitié était dédiée à la promotion de l’économie verte. C’était en quelque sorte leur façon de mettre en œuvre les débats de Rio+20 de juin 2012 où ce thème dominait. Cette prise de position cherche à trouver dans le modèle économique (où la « croissance verte » est le sous-thème) des orientations pour l’avenir. Cette position est inappropriée face au constat d’échec que même l’OCDE considère prévisible à moins que le modèle ne cesse d’opérer[4] et que son inhérente contradiction avec les objectifs environnementaux en cause ne disparaisse.

Il est difficile d’imaginer qu’une telle prise de position ait pu satisfaire l’ensemble de participants à la grande marche du Jour de la terre un an plus tôt, même si presque toutes les composantes de cette marche – syndicats, groupes de femmes, nations autochtones, étudiants et professeurs, groupes environnementaux, autres – ont de la difficulté à prendre du recul par rapport au discours économique omniprésent. C’est justement Occupy Wall Street, cousin de la marche, qui a mis l’accent sur la division entre le 1 % et le 99 %.

Dans Perspectives, l’OCDEmet sur l’avant-scène le défi du changement climatique, cela accompagné d’un ensemble d’autres défis environnementaux à relever qui sont connus depuis des décennies; ses propositions reprennent celles du mouvement environnemental au fil des ans.

 

La Conférence des parties (COP) 19 qui vient de se terminer à Varsovie, et à laquelle participaient des groupes qui ont signé la plateforme électorale d’août 2012, semblerait offrir, à qui voudrait regarder, un constat clair sur la fausse piste, sur le détournement des débats que constitue l’économie verte.

 

Changement climatique ou récession permanente

L’ensemble des économies dans les sociétés contemporaines, à l’exception de celles des plus pauvres, dépend des énergies fossiles dans leur fonctionnement de base. Il paraît évident et confirmé encore une autre fois à Varsovie, qu’il y a un choix à faire entre ces économies et le contrôle du changement climatique.

Si l’économie verte est incapable de livrer le contrôle du changement climatique, les autres objectifs de cette orientation peuvent être presque oubliés.

Et il est clair pourquoi Varsovie, suivant Copenhague et Rio+20, n’a pas livré la marchandise. Les mesures qui permettraient de contrôler le système climatique équivalent à une récession permanente[5]. Une telle récession est déjà en cours de s’installer, mais entre l’inéluctable et ce que l’on choisit il y a toujours une certaine marge.

 

Un bilan de Varsovie dans un tel contexte peut s’écrire en regardant les travaux de notre propre Commission sur les enjeux énergétiques, comme je l’ai déjà fait[6]. Le document cite un récent rapport de l’Office national de l’énergie (ONÉ)[7] qui indique, après adaptation par les données du MRN, que le Québec connaîtra une augmentation de sa consommation d’énergies fossiles de plus de 25 % d’ici 2030. Elle passera de 20 Mtep d’énergie fossile en 2009 à 26 Mtep en 2030[8]. Ceci dans un document censé lancer la discussion sur la façon pour le Québec de réduire ses émissions de 25 % à l’échéance de 2020. Le document suggère même que cet objectif est inatteignable en soi, en présentant quelques éléments d’une possible mise en œuvre.

 

Figure 2 : Mesures pour réduire les émissions au Québec de 25 % d’ici 2020[9]

 

L’atteinte des défis associés à la réduction des GES est finalement présentée comme illusoire, à travers plusieurs constats complémentaires quant aux échecs des programmes québécois dans le passé et en cours. Par contre, aucun lien n’est reconnu entre le « développement économique » et les problèmes climatiques; au contraire, ceux-ci sont une « occasion de développement économique »!  

Et le Québec est raisonnable. On peut imaginer les contraintes présentes à Varsovie en sachant que la consommation mondiale projetée par EIA américaine.

 

Figure 3 : Consommation mondiale d’énergie projetée par l’EIA pour 2035[10]

On peut voir la situation d’une autre façon, en jetant un coup d’œil à la Fortune 500, la liste des 500 entreprises les plus importantes au monde de par leurs revenus.

 

Figure 4 : Énergie fossile et automobiles : les revenus de 11 des 12 plus grandes entreprises mondiales selon la Fortune 500

Reconnaître cet état de fait fourni par la Fortune 500 n’est pas pour insister sur le pouvoir du lobby de ces entreprises, même s’il est énorme. Ce qui est important est le constat qui découle du portrait : le monde entier est tellement lié aux combustibles fossiles (et à l’automobile qui en dépend) que tout effort de réduire cette dépendance de façon importante équivaut à transformer les fondements même de l’activité économique mondiale – et de notre activité de tous genres. C’est ce que Tim Morgan de Tullet Probon appelle la tempête parfaite qui entraînera une récession permanente.

 

Agir en conséquence, avec un œil sur la population humaine

Les scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) indiquent que les perspectives des agences de l’énergie, incluant la nôtre, nous mènent directement dans le mur. Varsovie ne fait que consacrer la trajectoire. Nous sommes aussi bien d’en prendre acte et d’agir en conséquence. Et cet agir n’est pas la poursuite des interventions du mouvement environnemental depuis des décennies faisant partie de l’orientation illusoire qui s’appelle l’économie verte – ni le maintien des efforts d’influer sur les négociations.

 

Nous pouvons indiquer notre consternation autrement. Le Québec possède une empreinte écologique qui exigerait trois planètes si toute l’humanité vivait comme nous. Pourtant, l’humanité possède une empreinte écologique déjà en dépassement de la capacité de support de la planète, alors que peut-être trois ou quatre milliards de personnes vivent actuellement dans une situation que n’importe quelle norme que nous dans les pays riches pouvons imaginer en est une de pauvreté inacceptable. La volonté de sociétés comme le Québec de continuer leur « progression » dans le développement économique, inévitablement associé à une consommation accrue de ressources et à une empreinte écologique accrue, représente une forme de déni de l’ensemble des crises qui sévissent – et de leurs causes.

 

L’échec du mouvement environnemental, l’arrivée de la série d’effondrements projettés par le Club de Rome il y a 40 ans, constitue un moment où il est essentiel pour la société entière de prendre le pouls de la véritable situation. Celle-ci n’est pas seulement environnementale, elle est également sociale. Le recours continu à l’énergie fossile, soutien de notre « développement » qui est justement « fossile », va détruire la planète que nous connaissons. Nous n’aurons même pas besoin d’attendre 2100 ou 2050, suivant les cadres des projections contemporaines. La consommation de cette énergie d’ici 2035 nous mettra face à la catastrophe que même l’OCDE prévoit, à peu près en même temps que celle prévue par le Club de Rome.

Nous pouvons agir autrement, nous devons agir autrement. Nous devons non seulement constater la catastrophe écologique, mais celle, sociale, qui est déjà présente et cela depuis longtemps. Pendant la seule vie qui a été la mienne, la population humaine est passée de 2 milliards à 7 milliards, et le scénario tendanciel nous mène à 9 milliards d’ici 2050. Il est temps de reconnaître que nous sommes dans le trouble, déjà, et agir en conséquence.

 

L’énergie pour l’humanité, les contraintes

Parmi les « obstacles » à des résultats à Varsovie était l’insistance des pays du G77 que les pays riches versent les montants promis à Copenhague[11]. Cela n’est que la pointe de l’iceberg, et ils le savent.

Pour le voir, on peut commencer avec une analyse du potentiel énergétique de la planète pour soutenir l’activité de toute sa population humaine. Nous savons dès le départ que la vie dépendante d’énergie fossile qui définit les populations riches est impossible pour l’ensemble de l’humanité – et même s’il était possible, ce ne serait que pour deux ou trois décennies, le temps que le réchauffement s’emballe. Il faut donc se poser la question quant aux autres possibilités.

Les « énergies renouvelables », les « énergies nouvelles » viennent en premier lieu.

Le retour en énergie sur l’investissement en énergie (l’ÉROI) nous vient en aide pour l’analyse. Alors que le pétrole, lors de la découverte des premiers gisements géants, fournissait un rendement, un ÉROI, d’environ 100 :1; aujourd’hui ce rendement est en-dessous de 20 :1 pour le pétrole conventionnel et environ 3 :1 pour le pétrole extrait des sables bitumineux. L’éolien se situe aux alentours du 20 :1, l’hydroélectricité plus haut mais pour un nombre de rivières et de barrages possibles très limité face à la taille des défis; l’énergie photovoltaïque est extrêmement énergivore et fournit un rendement pas beaucoup mieux que les sables bitumineux. Je ne parlerai même pas du nucléaire, pour lequel il manquerait du combustible longtemps avant d’arriver à fournir de l’énergie à même une petite partie de l’humanité.

Toujours si nous reconnaissons les énormes inégalités des dernières décennies où les pays riches vivaient dans l’illusion d’une prospérité sans fin en oubliant le sort des pauvres, il n’y a pas d’énergie non fossile capable de répondre aux besoins même de base de 7 milliards de personnes en suivant n’importe quel modèle conçu par les pays industrialisés[12]. Nous sommes de retour à la situation avant le recours aux combustibles fossiles, commençant avec le charbon il y a moins de 300 ans. Nous sommes devant des sociétés, devant une civilisation à l’avenir que nous devons décrire comme presque « paysanne » et « villageois ». Ce qui est différent est que nous savons comment faire les choses mieux que nos ancêtres.

 

Planifier pour la moitié moins d’énergie

La façon de faire les projections qu’utilisent les agences de l’énergie à travers le monde est assez fascinante, ceci presque sans être obligé de faire des distinctions : (i) on établit la croissance souhaitable pour maintenir le développement économique ; (ii) on calcule l’énergie nécessaire pour soutenir ce développement économique ; (iii) on projette que l’on trouvera l’énergie nécessaire suivant l’expérience du dernier siècle ; (iv) on projette que le prix respectera le scénario de croissance et restera bas.
 

Figure 5 : L’AIÉ sous-estime les prix[13]

De 2004 à 2008, le prix long terme projeté était déjà passé l’année suivante. Quelques modifications ont été apportées à l’approche depuis.

 

Figure 6 : L’AIÉ sur-estime la production[14]

La projection de l’Uppsala Energy Systems Groupe (Suède) n’à aucune relation avec celle du World Energy Outlook de l’AIÉ.

 

Figure 7 : L’ONÉ projette le prix, en 2007[15]

Le prix maximum projetté en 2007 pour 2030 était dépassé l’année suivante par 50 %.

 

Figure 8 : L’ONÉ rend explicite le lien pour elle entre PIB et prix en 2011[16]

Ce rapport présente des scénarios en fonction de différents taux de croissance du PIB et du prix du pétrole. Le prix maximum projeté pour 2035 en 2011 atteint à peu près celui de 2008, en 2035…

Presque la seule chose qui intéresse les leaders politiques du monde qui se fient à ces projections est la possibilité qu’ils puissent terminer leur mandat sans être confrontés à des crises associées au pic du pétrole et l’impact récessionnaire qui les hante sans relâche en fonction de cela. Le changement climatique viendra plus tard… L’économie verte est la plus récente version d’un portrait brossé par les décideurs actuels pour permettre ce déni, le « développement durable » ayant permis à toute une autre génération de politiciens, et à toutes les populations des pays riches qui ne voulaient pas confronter les défis environnementaux et sociaux, de croire qu’elles pouvaient passer outre.

 

Nous pouvons presque constater de visu déjà que (i) ces projections de croissance économique ne se réaliseront pas, (ii) la consommation d’énergie fossile ne se réalisera pas selon les projections, parce que nous sommes dans la deuxième moitié de l’ère de pétrole où (iii) les prix resteront élevés parce que l’exploitation est de plus en plus énergivore.

 

Pour la plupart des sociétés dans le monde, il y a urgence à établir leurs bases énergétiques en fonction de différents types d’énergie solaire[17]. Pour le Québec, nous sommes devant le devoir, pour notre survie face aux effondrements, mais aussi pour reconnaître l’inégalité qui exige que d’autres puissent avoir recours à ce qui reste de fossile utilisable, de planifier notre avenir en fonction d’une énergie disponible la moitié de ce que nous utilisons aujourd’hui, soit l’énergie fournie par notre réseau hydroélectrique.

 

Et nous devons reconnaître que nous sommes même énormément chanceux d’en avoir autant, et pour un temps prévisible aussi long.

 

Figure 9 : Une bonne partie de l’électricité mondiale vient du charbon[18]

 

Nous avons échoué dans notre effort d’éviter les effondrements esquissés par le Club de Rome, mais nous ne sommes pas pour autant dépourvus d’une capacité de concevoir et de préparer la mise en place d’une nouvelle société moderne marquée par une profonde sobriété.

 

À venir : une série trois textes sur la transition sociale de la société

 


[1]http://www.eventbrite.com/e/les-citoyens-et-lenvironnement-au-canada-passer-de-lexperience-et-des-valeurs-a-laction-et-aux-tickets-7691939799

[2]http://www.harveymead.org/2013/01/10/224/

[3] « A Comparison of The Limits to Growth with Thirty Years of Reality », Graham Turner – 2009

http://www.csiro.au/files/files/plje.pdf. Cette correlation des projections de 1972 avec les données réelles, en 2012, laissent songeur quant aux effondrements en perspective (le renversement des courbes vers le bas). La publication des données en 2012, au 40eanniversaire de la publication de Halte à la croissance, a paru dans la même année que la tenue de Rio+20.

[4]Voir surtout Perspectives de l’environnement de l’OCDE à l’horizon 2050 : Les conséquences de l’inaction

http://www.oecd.org/document/15/0,3746,fr_2649_37465_49673487_1_1_1_37465,00.html

[5]C’est le terme utilisé par l’analyse financier Tim Morgan dans Perfect Storm (Tullett Prebon 2013) http://ftalphaville.ft.com/files/2013/01/Perfect-Storm-LR.pdf

[6]http://www.harveymead.org/2013/09/08/consultation-sur-les-enjeux-energetiques-un-exercice-bacle/

[7]http://consultationenergie.gouv.qc.ca/pdf/politique-energetique-document-consultation.pdf  La Commission pourrait tout aussi bien se référer aux projections de l’Agence internationale de l’énergie (AIÉ) de l’OCDE ou de l’Energy Information Administration (EIA) des États-Unis. Pour cette dernière – voir J. David Hughes : Drill, Baby, Drill : Can Unconventional Fuels Usher in a New Era of Energy Abundance  http://shalebubble.org/drill-baby-drill/– , la consommation d’énergie, fossile en raison de 88 %, augmentera de 44 % d’ici 2035. On peut présumer que le World Energy Report 2013 de la première est similaire (calcul non encore fait) : il est impossible pour ces agences de concevoir une croissance économique « raisonnable » sans de telles hausses.

[8]Voir la présentation à http://www.harveymead.org/wp-content/uploads/2013/10/ROEÉ-24X1313-version-ajout-AIÉ.pdf

[9]Source : document de consultation MRN. p.56

[10]Source : voir la note 7. C’est la figure 113 de Hughes.

[11]http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/393258/vers-un-echec-de-la-rencontre-de-varsovie-sur-le-climat

[12]Les énergies renouvelables ne paraissent presque pas dans les projections des agences, tellement l’avenir projeté est dominé par l’énergie fossile. Voir la figure 3.

[13]Kjell Aleklett, Peeking at Peak Oil, Springer 2012, p.70.

[14]Aleklett, p.138.

[15]Office national de l’énergie, L’avenir énergétique du Canada: Scénario de référence et scénarios prospectifs jusqu’à 2030 (2007).

[16]ONÉ, L’avenir énergétique du Canada : projections de l’offre et de la demande énergétiques jusqu’en 2035 (2011), p.2l.

[17]Pour la vue contraire, de l’économie verte appliquée à la Chine, voir China 2030 (Banque mondiale et Gouvernement de Chine, 2013) http://www.worldbank.org/content/dam/Worldbank/document/China-2030-complete.pdf

[18]Source l’auteur : des travailleurs sur une pylône à Wuhan, dans le centre de la Chine.

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