La société confrontée à la crise écologique

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Par Harvey L. Mead
Commissaire au développement durable 2007-2008
Auteur, L'indice de progrès véritable: Quand l'économie dépasse l'écologie (MultiMondes, 2011)
 

 

Pour souligner les graves lacunes dans les discours de Rio+20, je suis intervenu déjà ici[1] avec des arguments repris dans le premier de cette série d’articles. La situation post Rio+20 mérite maintenant analyse et commentaire. Pendant ses décennies d’efforts pour faire dévier la marche de l’économie mondiale vers une prise en compte des contraintes écologiques, le mouvement environnemental se trouvait bien trop souvent coupé de liens avec les populations qui subissaient les conséquences du mal développement de l’humanité. Cette situation commence à changer.

En parallèle, le mouvement social cherchait justement à améliorer directement le sort de ces populations, cela en négligeant bien trop souvent ces contraintes écologiques. Le constat d’échec du mouvement environnemental se conjugue de nos jours avec l’échec correspondant de cet autre mouvement, social. Ce constat appert à quiconque fait le bilan des dernières décennies d’activité économique impressionnante, cela en fonction de bénéfices accrus mais différenciés aux populations des différents pays, que ceux-ci soient les riches, ou que ceux-ci soient les pauvres.

Il est frappant de constater en même temps, en regardant du coté du mouvement environnemental, que le mouvement social a eu le défaut de l’autre. Comme les environnementalistes, les militants du mouvement social connaissent aujourd’hui les grandes lignes de leur bilan négatif, mais continuent dans la poursuite de ces mêmes efforts d’améliorer leurs sociétés. Et comme presque l’humanité entière (à l’exception des économistes et des leaders politiques), ces militants ont pris conscience des catastrophes écologiques en cours et cherchent à intégrer dans leur réflexion une réponse appropriée à leurs constats récents.

La figure 3 brosse le portrait, pour le cas du Québec, de ce qui, au plan mondial, sont justement des catastrophes. Les coûts des changements climatiques sont tellement importants dans le portrait qu’il faut un deuxième graphique pour présenter la répartition des autres coûts.

 

Figure 3 : L’échec environnemental, cas du Québec[2]

 

Le travail des organismes internationaux en préparation de Rio+20 a réussi à mettre « l’économie verte » et « la croissance verte » à l’agenda non seulement des milieux économiques mais aussi à celui de la société civile, du mouvement environnemental et du mouvement social. Elles constituent pourtant le déni des fondements des crises reconnues. Le résultat est assez souvent surprenant, voire désolant.

Tous les efforts mentionnés dans le premier article de cette série cherchaient à promouvoir des orientations que j’ai déjà essayé de mettre en perspective[3]. À aucun moment les organisations du mouvement social impliquées dans les préparatifs pour Rio+20 n’ont montré qu’ils comprenaient les fondements des catastrophes écologiques qu’elles arrivaient de reconnaître dans le modèle économique lui-même qui exige une croissance sans fin de l’activité économique. C’était précisément l’absurdité, voire la tragédie de l’adhésion à cet objectif que Halte à la croissance soulignait 40 ans plus tôt, ses auteurs l’ayant déjà vu à l’œuvre pendant les Trente glorieuses.

La transition écologique de l’économie : La contribution des coopératives et de l’économie solidaire est sorti dans le sillage de Rio+20 et adopte d’emblée ces orientations et ce discours. La lecture de cet ouvrage de Louis Favreau et Mario Hébert permet donc de faire le point sur la situation post Rio+20, le prenant comme un exemple de plusieurs interventions du mouvement social depuis un certain temps.[4]  Ces auteurs arrivent dans les dossiers sans réaliser pleinement que le mouvement environnemental s’y débat depuis des décennies. Ils adoptent la croissance verte, et ils intègrent cela dans une (re)découverte du « développement durable ».

Ce faisant, ils suivent les nombreux acteurs du mouvement environnemental qui cherchent l’espoir que semble offrir l’économie verte. Finalement, les deux mouvements sont pris dans une certaine inertie qui les mène à maintenir leurs modes d’intervention vieilles de maintenant plusieurs décennies. Reste que le mouvement environnemental a eu le temps de constater les grandes failles dans l’effort de rendre le « développement durable » une approche méritant un appui de tous les instants.

Voilà Favreau et Hébert en plein dedans, avec une inertie propre au mouvement social, mais cherchant à y intégrer les enjeux écologiques. Dans le premier chapitre du livre, ils reprennent le survol des dernières décennies esquissé par Lipietz. D’une part, cela semble aller de pair avec un certain rétrécissement de leur perspective, alors qu’ils constatent que le développement durable arrive véritablement sur la scène – pour eux – dans la première décennie du nouveau millénaire (p. 37). Il est, finalement, difficile de vraiment savoir ce que signifie le terme « développement durable » dans leur ouvrage, mais il semble être une nouvelle transformation de ce concept alors que les auteurs acceptent l’initiative de « l’économie verte ». D’autre part, ils soulignent : « Nous nous plaçons dans une perspective internationale et de conjoncture longue », voyant la nécessité d’interventions « de longue haleine » (p. 38). Ceci ouvre la voie pour leur survol de la période 1980-2010 dans le premier chapitre, mais semble également marquer leur volonté de poursuivre dans l’après Rio+20, sans voir l’urgence que nous mettons de l’avant dans cette série d’articles – et sur laquelle Lipietz insiste.

Le livre se présente par la suite en fonction de réflexions sur les cinq chantiers des Rencontres du Mont-Blanc. Pour les deux chapitres qui touchent les enjeux écologiques, les réflexions partent de l’analyse de Lipietz à l’effet que nous sommes devant une crise énergie-climat et une crise alimentation-santé. Favreau et Hébert présentent le cadre pour leur analyse de ces deux grands chantiers dans le deuxième chapitre : « La crise du modèle économique dominant : Le virage écologique s’impose »[5].

Les auteurs y concluent que le Green Deal de Lipietz « induit la nécessité d’une très forte mobilisation des mouvements sociaux sur l’urgence écologique » (39-40). Cette mobilisation est définie en fonction d’un portrait des enjeux écologiques qui sont sur la scène, pour le mouvement environnemental, depuis des décennies. Les auteurs critiquent surtout le libéral-productivisme (ou néolibéralisme) qui fait ses ravages depuis une trentaine d’années. Par contre, ils insistent que le modèle qu’il faut avoir en vue pour la mobilisation en est une qui vise l’ensemble de la population, surtout celle qui vit d’une « économie de la débrouille » dans un grand nombre de pays. Comme nous verrons, ce n’est vraiment pas le néolibéralisme qu’il faut cibler en priorité à cet égard.

Ils concluent: « la croissance, dans cette perspective, est nécessaire au développement…. Cependant, si la croissance est trop liée à une économie capitaliste de marché, elle n’offre aucune garantie d’être une source de développement » (40). Le problème fondamental de cette conclusion est son insistance sur le rejet du modèle néolibéral pour répondre aux populations pauvres de la planète, alors que c’est justement le modèle économique de base qui fait de plus en plus défaut, en ces propres termes, et qui est à l’origine des crises écologiques et sociales ciblées. L’insertion plutôt mal définie de la « transition écologique » se trouve dans le petit bout de phrase à l’effet qu’il ne faut pas que la croissance soit « trop liée » à une économie de marché. En effet, il est plutôt difficile de voir la façon dont les auteurs ciblent le modèle économique dominant, mais ils semblent trouver son expression vers la fin du livre : « Les coopératives ne sont pas là pour remplacer ce que Ricardo Petrella nomme si justement « l’économie capitaliste de marché ». Elles peuvent cependant offrir une alternative et endiguer l’influence du modèle économique dominant dans plusieurs secteurs » (129)[6].

On confronte ici la nécessité de mieux comprendre l’échec du mouvement social, et davantage celui du mouvement environnemental. Le modèle économique de base qui nécessite la croissance, qui domine depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, est finalement en cause, que les auteurs le voient ou non. Et c’est précisément face au besoin de remplacer ce modèle et de transformer les sociétés que le mouvement social et solidaire peut se juger en mesure de contribuer. C’est justement l’alternative qu’il faudra, pour une importante partie de l’activité des sociétés sobres de l’avenir.

Déjà pendant les Trente glorieuses, les pays riches ne réussissaient pas à inclure un très grand nombre de pays pauvres dans leur élan. En fait, la pauvreté était un résultat plutôt direct des exigences du modèle économique, fondé sur des idées maîtresses comme l’innovation, la productivité, la croissance et la production pour la consommation. Dans l’esprit de concurrence absolument fondamental au système, ils ne pouvaient s’occuper outre mesure des pays qui ne profitaient pas des « progrès » impressionnants connus dans les pays riches, qui ne pouvaient concurrencer ceux-ci. L’arrivée du modèle libéral-productiviste (terme préféré par Lipietz) et l’essor de la mondialisation n’ont fait qu’augmenter les écarts déjà bien inscrits dans le bilan.

Depuis trente (autres) années, le bilan s’applique de façon assez évidente aux populations des pays riches aussi, et l’échec du mouvement social s’avère : on pouvait espérer que le succès dans ces derniers puisse se répandre, même si lentement, aux pays pauvres, mais l’arrivée du contraire, les grandes inégalités au sein même des pays riches, a sonné le glas du modèle, pour tous ceux qui cherchaient une certaine justice dans le monde. L’échec du mouvement environnemental, tributaire des grands « succès » des dernières décennies dans l’exploitation des ressources, dont l’énergie, et la création de la société de consommation, nous ramènent à ce modèle de base comme cible. Ce ne sont pas seulement les méchants néolibéraux qu’il faut cibler, mais les économistes hétérodoxes aussi dans leur adhésion presque instinctive au modèle de croissance.

 


[2] Figure tirée de la Conclusion de L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie, p.329. Comme déjà noté, les échecs dont il est question dans ces textes ne sont peut-être pas aussi dramatiques au Québec qu’ailleurs. Les figures ne font qu’en décrire les paramètres.

[4] Les auteurs sont des sommités dans le mouvement, des gens dont les acquis et les contributions ont marqué plusieurs décennies d’efforts (tout comme c’est le cas des intervenants du mouvement environnemental). Ni mon constat de l’échec du mouvement environnemental ni la critique de ses militants, dont de nombreux anciens collègues, dans leur poursuite du mouvement déchu dans ses fondements mêmes, ne se fait avec plaisir. Ce n’est pas non plus un plaisir d’intervenir dans le présent constat de l’échec du mouvement social

[5] Nous y revenons dans le troisième article de cette série. Bien que Lipietz, et les auteurs ici, ciblent certains enjeux particulièrement importants, la figure 3 montre que c’est l’ensemble de l’activité économique encadrée par le modèle actuel qui est en cause et que des efforts d’intervenir sectoriellement se butent à la reconnaissance que le modèle s’applique partout.

[6] Il y a une confusion dans le language du livre sur le rôle que pourront jouer les coopératives et les autres institutions de l’économie sociale. Voir pages 71 et 81, page 30 où il est question de « transformer » le modèle et la page 42 où il est question de le « reconvertir ». 

 

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