La transition sociale, parce qu’il n’y a pas de transition écologique

0
Par Harvey L. Mead
Commissaire au développement durable 2007-2008
Auteur, L'indice de progrès véritable: Quand l'économie dépasse l'écologie (MultiMondes, 2011)

 

Le travail de Favreau et Hébert s’identifie comme une prise de connaissance des crises écologiques et une esquisse de la contribution qu’ils pensent que le mouvement social peut faire en réponse à ces crises. Finalement, la contribution paraît beaucoup plus être une sorte de « reconstruction » des sociétés face aux effondrements écologiques, sociaux et économiques qui s’annoncent.

Nous avons souligné dans le second article de cette série que la présentation de Favreau et Hébert de la « transition écologique de l’économie » suit Lipietz et les économistes hétérodoxes québécois dans leur critique du modèle néolibéral. Le néolibéralisme est clairement responsable en grande partie de l’échec du mouvement social dans sa recherche depuis des décennies d’une société plus juste, mais la critique de ce modèle ne saisit pas le rôle du modèle économique de base lié dans ses principes aux crises elles-mêmes. La « transition » qu’il faut chercher pour nos sociétés doit tenir compte des crises écologiques et du modèle économique qui est à leur origine, et ce modèle n’est pas celui néolibéral.

Nous avons déjà présenté dans les figures 1 et 2 un portrait de certains éléments problématiquespour les mouvements social et environnemental dans le bilan du Québec des dernières décennies. La figure 4 donne à ces éléments une perspective plus globale. Ce qui est frappant est la valeur contribuée par le travail non rémunéré. Cet élément positif du portrait constitue une sorte de contrepoids, en termes monétaires, à l’ensemble des impacts environnementaux et sociaux de notre développement, et fournit une indication de l’importance de l’économie sociale à la nouvelle société de sobriété que nous voulons voir dessinée.

Figure 4 : Une place pour l’économie sociale, cas du Québec[1]

Le coût de l’ensemble des externalités environnementales élimine du portrait la contribution du travail non rémunéré. L’IPV, le bilan net des coûts sociaux et environnementaux et la contribution du travail non rémunéré, reflète un certain niveau de bien-être en raison de sa composante de base, la partie « consommation » (ou dépenses personnelles) du PIB. Ce niveau est environ la moitié de ce qui est suggéré par le PIB.

Figure 5 : Le PIB et l’IPV qui le corrige comme indicateur de bien-être

Même ce niveau ne tient pas compte de l’importance de notre empreinte écologique, refletée justement par la partie « consommation » du PIB. L’ensemble fournit l’indication que les crises viennent du modèle économique de base lui-même.

C’est dans ce contexte qu’un regard aux deux chapitres dans le livre de Favreau et Hébert sur les deux grands enjeux écologiques qu’ils ciblent permet de voir plus clairement les défis inhérents dans la dominance continue du modèle de base.

 

La crise énergie-climat

Dans le quatrième chapitre du livre, il devient crucial pour les auteurs de voir les solutions aux crises (écologiques) comme un effort « d’endiguer l’influence du modèle économique dominant » (129) dans sa forme néolibérale (ou libéral-productiviste – mais Lipietz présente une analyse beaucoup plus fondamentale des crises, en dépit des impressions laissées par son discours à Joliette). Presque tout le texte est fonction des torts imposés à l’humanité par les mauvaises orientations et les mauvaises politiques du néolibéralisme. C’est une répétition de la critique des économistes hétérodoxes face au « désastre » du ce modèle, dont les économistes de Institut de recherche sur l’économie contemporaine (IRÉC).

Ce qui est pourtant clé pour l’analyse est le fondement de nos économies dans les énergies fossiles, et les auteurs ne réussissent pas à y mettre l’accent. Le chapitre sur la crise énergie-climat débute en constatant que « l’enjeu du réchauffement climatique est entré dans l’espace publique international avec plus de force et d’intensité avec Copenhague 2009 » (69). En fait, Copenhague consacrait l’échec de 20 ans d’efforts cherchant à s’attaquer à cette crise. Cette conférence (et plus récemment Varsovie) démontraient la contradiction inhérente dans l’objectif de contrôler les émissions de gaz à effet de serre par des adaptations du modèle économique actuel, par des efforts visant à « l’endiguer ». Nos sociétés, et nos économies, sont inextricablement liées à l’accès à ces formes d’énergie exceptionnelles que sont les combustibles fossiles, et rien dans l’ensemble de discours qui continuent après Rio+20, à chercher des solutions par cette voie, ne tient la route. Nous avons déjà souligné l’intérêt du texte de Tim Morgan, Perfect Storm : Energy, Finance and the End of Growth, pour sa conclusion que nous sommes devant une « récession permanente » en raison de la contradiction en présence[2].

Enrayer les changements climatiques prendra des « modifications de grande envergure » dans l’économie, disent les auteurs (70), en soulignant dès la première page du chapitre que c’est l’économie verte qui doit émerger de ces modifications. La « définition » de cette économie se trouve, suivant la Confédération syndicale internationale, dans l’encadré de la page 70, où il est question, pour l’essentiel, de « la justice sociale, la protection sociale et le travail décent ». Suivant certaines pistes fournies par Lipietz et d’autres, l’accent est sur les emplois, et l’encadré consacre d’une certaine façon l’échec du développement durable en prenant presque ses propres termes pour faire son nouvel habit : « Un emploi vert est un emploi qui réduit à des niveaux soutenables les impacts environnementaux des entreprises et des secteurs économiques, tout en garantissant à toutes les personnes intervenant dans la production des conditions décentes de vie et de travail, ainsi que le plein respect de leurs droits ».

Il n’est presque pas nécessaire de décortiquer le reste du chapitre, tellement les auteurs ne semblent pas concevoir l’envergure de ce qui est en cause dans leurs propos, où les enjeux sociaux dominent jusqu’à l’exclusion dans l’encadré de toute référence au défi énergétique. Une première section propose la recherche d’alternatives à notre dépendance à l’énergie fossile et un moratoire sur le développement de ces énergies au Québec – nulle indication qu’ils reconnaissent ce que signifie une dépendance à la hauteur de 53 % de notre société québécoise de ces énergies, qu’elles viennent d’ici ou d’ailleurs.[3]

Et la section suivante porte sur la proposition de mettre des monorails entre les voies des autoroutes du Québec. Le recours à la proposition de l’IRÉC ne reconnaît pas qu’il s’agit d’une proposition de développement économique tout à fait dans le moule du modèle économique qui doit être « endigué » (sauf qu’ils ne distinguent pas entre le modèle néolibéral et le modèle de base), un développement à caractère industriel qui est verdi en surface par l’idée que c’est du « transport en commun » mu par de l’électricité ; en fait, le transport en commun est une urgence dans les villes, et non pas entre les villes, et partout ailleurs sur la planète (des marchés pour l’expertise québécoise éventuelle, dans la pensée de l’IRÉC) le monorail serait mu par une électricité à base de charbon ou de gaz. Sans prétendre avoir influencé quiconque (ni obtenu la moindre critique de mes propos), je suis déjà intervenu pour dénoncer cette intiative qui nous détourne des enjeux cruciaux et urgents de notre situation, de la crise de l’énergie-climat[4]. Le directeur général de l’IRÉC était un autre conférencier à la rencontre de Joliette…

Après la présentation de quelques exemples dans le Sud, tout à fait intéressants mais sans commune mesure avec l’échéancier et la taille des défis, le chapitre passe à un autre encadré : « Faire émerger une filière environnementale qui pourrait remplacer l’industrie pétrolière » (81, nos italiques). Il s’agit d’un extrait de la présentation d’une autre conférencière à la rencontre de Joliette, celle-ci issue du mouvement environnement. Elle souligne que « c’est dans ces projets que l’idée de développement durable prend tout son sens ».[5]

Le tout est plutôt cohérent, le rejet des fondements de l’économie écologique par une bonne partie du mouvement environnemental (y compris par la Fondation Suzuki) des propos de David Suzuki sur l’économie verte et sur Rio+20, tout comme par le milieu des économistes hétéorodoxes dans la lignée de Lipietz (même si celui-ci voit plus clair). Il fallait bien que Favreau et Hébert, parmi nos leaders dans le mouvement social, se fassent accompagner dans leur intégration de la crise écologique dans leur réflexion. Malheureusement, on peut avoir une idée du problème de ce chapitre dans la suggestion que quelque chose puisse « remplacer l’industrie pétrolière ».

Ce serait la même chose pour le niveau international, où la Confédération syndicale internationale, dont les propos transforment le « développement durable » en « économie verte » au début du chapitre, revient avec une vision de l’Afrique du Sud où on verrait dans les prochaines années une croissance économique « à tous les niveaux de l’économie verte, dans l’agriculture, l’industrie minière et l’industrie »[6] – avec une énergie « verte » à hauteur de 30% contre un recours à l’énergie fossile pour cette nouvelle croissance à hauteur de 70% (83). Copenhague a montré les vrais enjeux du réchauffement climatique ?

 

La crise alimentation-santé

Le cinquième chapitre poursuit dans la présentation d’exemples d’intervention tout à fait intéressants, mais sans jamais fournir le portrait de la taille des enjeux auxquels ils sont censés fournir des réponses[7]. Fidèle à la littérature de promotion de l’économie verte, les exemples représentent des versions contemporaines d’interventions proposées par le mouvement environnemental et paysan depuis des décennies, mais cela sans succès à une échelle pertinente. Sans fournir une présentation qui soutient les propos, les auteurs prétendent même qu’une « révolution biologique est en cours » (92).

À cet égard, la présentation de la coopérative agricole québécoise Nutrinor constitue un exemple comportant plusieurs éléments probablement intéressants, mais dont l’argumentaire se résume à dire qu’il s’agit d’interventions « de développement durable ». Les auteurs ne savent peut-être pas que quelque 150 entités du gouvernement sont obligées de présenter des plans de développement durable en fonction de l’application de la Loi sur le développement durable de 2006, mais prétendre que ces plans et les interventions proposées, comme les plans de Nutrinor et d’autres entreprises privées, représentent le développement que nous souhaitons, et qui pourrait s’avérer respectueux de la capacité de support de la planète, n’obtiendrait pas beaucoup d’adhésion.[8]

 

La transition sociale de l’avenir

Le chapitre termine avec une autre référence aux cinq chantiers et vingt propositions des Rencontres du Mont-Blanc, et cela fournit l’occasion pour une autre partie de la présente critique, celle qui porte sur les éléments du livre traitant de l’économie sociale et solidaire. Le livre de Favreau et Hébert, comme l’ensemble du travail du mouvement social, constatent l’échec de leur mouvement au fil des décennies tout en essayant d’y intégrer les constats associés à l’échec du mouvement environnemental. Mais le livre ne fournit vraiment pas un portait de la transition écologique de l’économie, et échoue même dans son analyse de cette économie.

L’autre coté de la médaille provient de ce qui est particulier au mouvement social. L’échec du mouvement environnemental provient du fait qu’il n’a pas réussi à faire reconnaître, dans les activités de développement des sociétés humaines depuis la Deuxième Guerre mondiale, la présence de limites physiques tout à fait externes à la volonté humaine, même si elles peuvent être aménagées jusqu’à un certain point par différentes interventions à caractère technologique. L’humanité a dépassé ces limites et doit maintenant chercher les façons de s’adapter à de sérieuses contraintes à son développement à venir. Le discours de l’économie verte rejette cette analyse, ces constats.

Pour ce qui est de l’échec du mouvement social, il est associé à des facteurs humains qui peuvent, et maintenant doivent être aménagés pour mieux tenir compte des contraintes associées à l’échec du mouvement environnemental. Le livre n’apporte pas de contribution à une solution aux crises écologiques, qui n’ont pas de « solution » autre que la transformation radicale de nos sociétés. Par contre, Favreau et Hébert, tout comme les intervants du milieu de l’économie sociale et solidaire en général (Green Deal de Lipietz a une importante section sur l’économie sociale et solidaire), fournit les perspectives pour la transition sociale de l’activité humaine vers une société où l’économie sociale et solidaire remplacera pour une large part la société de consommation.

Presque sans le vouloir, le livre garde le poids de la pensée de son mouvement. La transition souhaitée sera justement sociale et ne comportera pas un endiguement du modèle économique, qui doit être plutôt remplacé. La transition se fera dans un cadre où les ressources matérielles, incluant l’énergie, seront beaucoup plus rares que pendant les dernières décennies, où les infrastructures physiques et les institutions sociales créées pendant la période mais dépendant d’une énergie exceptionnelle et bon marché seront en crise, tout comme la société elle-même dans ses activités devenues habituelles et liées comme à une drogue à un monde physique que le tout tendait à détruire au fur et à mesure de la création de ses habitudes.

 



[1]
Comme pour les autres figures, tirée de la Conclusion de L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie, ici p.331. C’est le cas pour la figure 5 aussi, p.323.

[2] Tim Morgan, Perfect Storm : Energy, Finance and the End of Growth, Tullet Prebon, 2013. http://ftalphaville.ft.com/files/2013/01/Perfect-Storm-LR.pdf

[3] Tout récemment, Renaud Gignac a produit pour l’IRIS une analyse du « budget carbone » des sociétés, dont le Québec. Sur une base équitable sur le plan planétaire, même l’objectif (irréalisable dans les circonstances actuelles) du gouvernement du Québec d’une réduction des émissions de GES de 25 % en 2020 est insuffisant pour tenir le réchauffement en-dessous de 2 degrés Celsius; il faudrait une réduction de 40 %… – http://www.iris-recherche.qc.ca/publications/budgetcarbone

[5] Nous avons suggéré dans le deuxième article de cette série que les environnementalistes ont vu les failles dans l’idée du développement durable au fil des trois décennies où c’est à l’ordre du jour pour eux, mais nous devons admettre que cela n’est pas universel.

[6] Pour une idée de la contribution de la croissance économique en Afrique : http://www.harveymead.org/2013/11/13/afro-optimisme-ou-afro-pessimisme/

[7] Dans Green Deal, Lipietz y va dans le détail, mais toujours dans un contexte où la cible est le modèle libéral-productiviste ou néolibéral.

[8] Dans un texte à paraître sous peu dans Télescope, revue de l’Observatoire de l’administration publique de l’ÉNAP, j’analyse dans le détail les différentes façons utilisées par les acteurs pour contourner des véritables contraintes liées à leurs engagements en matière de développement durable. http://www.harveymead.org/wp-content/uploads/2013/10/LIPV-en-relation-avec-la-echerche-et-la-prise-de-décision-port-doeillères-.pdf

Partager.

Répondre