La nouvelle révolution industrielle et énergétique improbable

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Par Harvey L. Mead
Commissaire au développement durable 2007-2008
Auteur, L'indice de progrès véritable: Quand l'économie dépasse l'écologie (MultiMondes, 2011)

 

Cela semble prendre des économistes pour répandre à travers la société l’idée que notre avenir rime avec une nouvelle révolution industrielle. Du moins, il est loin d’être évident comment une telle idée puisse se trouver autrement dans les discours politiques, économiques et journalistiques actuels. Je me demande si ce n’est pas un témoignage de l’efficacité du travail assidu et intéressant, mais malheureusement mal orienté, de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC). Je suis ce travail depuis au moins 2011 (liens suivants pour les articles) quand un colloque de l’IRÉC a lancé l’idée de l’électrification des transports, dans le contexte d’une «reconversion industrielle». Cette idée se jumelle à une autre, la «reconversion écologique» de nos politiques industrielles, en fonction d’une corvée transports avec une importante composante industrielle. Il y a un nombre important de publications consacrées à ces thèmes et une référence à la Révolution tranquille comme guide dans la recherche de ces reconversions, sans que je trouve une référence formelle à une «révolution» industrielle dans ces travaux.[1] En même temps, conforme à sa mission, l’IRÉC mène en permanence un travail de sensibilisation et de lobbying impressionnant, et cela depuis plusieurs années.

C’est le ministère des Ressources naturelles, un ministère «à vocation économique», qui semble lancer l’idée dans son sens actuel dans le document de consultation de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ) publié à l’automne 2013. Le document fournit un scénario décrivant les mesures nécessaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de 25%, engagement du gouvernement Marois et le minimum (à l’échelle planétaire) jugé nécessaire par le GIEC). D’ici 2020, selon un scénario esquissé, il faudrait (i) convertir 100 000 maisons au chauffage électrique, (ii) convertir plus de 30 000 bâtiments commerciaux ou institutionnels au chauffage électrique, (iii) retirer de la route environ la moitié du parc automobile et (iv) réduire de plus des deux tiers les émissions de l’industrie de l’aluminium (page 56).

La CEÉQ n’avait pas besoin de le dire – et ne l’a pas dit – mais de tels objectifs, ou leurs équivalents dans d’autres scénarios, sont tout simplement irréalistes et irréalisables. Pourtant, comme introduction à cette présentation, la CEÉQ souligne, deux pages plus tôt, «qu’il faudra nécessairement envisager la lutte contre les changements climatiques comme une occasion de developpement économique sur la base de l’efficacité énergétique et de l’énergie propre. S’il relève ce défi, le Québec pourrait devenir un des chefs de file de la prochaine révolution énergétique à l’échelle mondiale». Les économistes du ministère des Ressources naturelles (MRN) y montraient une main lourde.

La proposition était absurde, et la CEÉQ a fait amende honorable dans son rapport du début de février, ayant écarté de toute évidence l’intrusion de ces économistes du MRN. Dans le rapport, la CEÉQ reconnaît l’illusion de l’engagement des réductions de GES de -25 % pour 2020, et propose d’abandonner les objectifs du GIEC. Elle peut bien cibler une réduction de 75 % des émissions pour 2050, les gestes que nous pourrons poser à court terme, quand cela va compter, selon le GIEC, s’y réduisent à un objectif de réduction de consommation de produits pétroliers de 20% et une réduction des émissions de GES de 15% pour 2025.

En lisant l’éditorial du 15 mars 2014 de Jean-Robert Sansfaçon sur «l’improbable révolution» nécessaire pour contrer les changements climatiques et en même temps relancer le développement économique, il fallait bien se demander comment il allait terminer, tellement il soulignait l’importance des défis. Et voilà, c’est avec un appel à «la démonstration [tout aussi improbable]des avantages économiques et sociaux d’une première grande révolution industrielle pour ce millénaire». L’appel est fidèle à l’analyse que fait souvent Sansfaçon des enjeux sociétaux, celle d’un économiste. Sansfaçon ne semble pas y voir qu’un voeu pieux, mais c’est curieux qu’il pense nécessaire de faire une telle proposition.

Deux jours après l’éditorial de Sansfaçon, son collègue et journaliste en économie Gérard Bérubé a également fait porter sa chronique hebdomadaire sur les défis soulevés par le GIEC et, de façon surprenante, fait appel aussi à une «révolution industrielle»; suivant Sansfaçon, il le considère aussi improbable. Davantage intéressant, Bérubé met en évidence le peu de probabilité que la solution va se trouver du coté de la croissance économique, qu’il met en perspective à plusieurs endroits dans sa chronique – il semble y suggérer qu’elle nous mène dans le mur. «Difficile de réaligner le tout sur la décroissance et le localisme. Ainsi, un mur, voire un choc brutal, semble inévitable avant que la prochaine grande révolution industrielle, celle liée au développement durable, ne s’enclenche» Reste une absence totale d’indications comment il voit une telle «révolution industrielle» [improbable]sortir du choc brutal…

Il est tentant de croire que le recours au langage de révolution (énergétique) par le MRN signifie au moins sa réalisation que tout ne tourne pas rond actuellement, ni du coté du développement économique, ni du coté du développement industriel, ni du coté du développement énergétique. La proposition absurde qui y est associée suggère en contrepartie qu’il n’a pas trouvé le moyen de sortir de la vision dépassée et circonscrite voulant que la révolution se passe comme d’autres avant, avec la croissance économique. Au moins Sansfaçon et Bérubé, et les commissaires de la CEÉΩ, reconnaissent que de telles orientations sont plus qu’improbables, même si les deux journalistes ne voient pas plus comment réorienter leur pensée non plus.

Un élément fascinant dans cette situation est le silence des groupes environnementaux, mes ex-collègues («ex» parce que je suis un ex-environnementaliste, convaincu que nous avons perdu la guerre menée par ce mouvement depuis des décennies). Bien sûr, ils interviennent partout et sans arrêt dans la promotion du respect des avertissements du GIEC et dans leur appui à cet objectif de réduction des GES de 25% pour 2020 établi par l’ancien gouvernement Marois. Et ils vont sûrement protester contre toute tentation du nouveau gouvernement Couillard de réduire l’objectif. Pourtant, et après de nombreuses tentatives, je ne trouve nulle part un «plan d’action sur les changements climatiques» proposé par un ou des groupes et qui montrerait l’erreur d’analyse et d’écoute de la CEÉQ. Aucun des groupes n’a fait ce travail, présumément – en me fiant aux travaux de la CEÉQ – parce que c’est impossible. Pourtant, sans possibilité d’atteindre le minimum identifié par le GIEC, le positionnement des groupes devrait être complètement révisé.

Les groupes rejettent, j’imagine, les recommandations de la CEÉQ, parce que celles-ci rejettent celles du GIEC. À la place, on voit toujours planer l’ombre de «l’économie verte», celle qui est implicitement l’objet de l’appel de Sansfaçon et de Bérubé et qui prenait une grande place dans la plateforme des groupes pour la campagne électorale de 2012. Deux des groupes font même partie de l’organisme SWITCH qui se donne comme mandat la promotion de l’économie verte.

Ceci représente, par ailleurs, le fond du récent livre de Steven Guilbeault et François Tanguay sur le nouveau virage apparemment en cours, leur version de l’idée d’une révolution – le titre : Le prochain virage: Propulser le Québec vers un avenir équitable et durable. Nulle part dans le livre, nulle part dans le discours, ne trouve-t-on une reconnaissance des évidences contenues dans le rapport de la CEÉQ, ni mêmes dans ceux du GIEC : nous ne pouvons pas atteindre les objectifs jugés minimum par le GIEC sans des bouleversements, sans le «choc brutal» de Bérubé, le «mur» de Sansfaçon. La poursuite de l’économie verte est tout simplement la poursuite du travail mené sans succès par les groupes environnementaux et sociaux depuis près d’un demi-siècle pour intégrer les contraintes imposées par les écosystèmes dans nos prises de décision. Ce travail ne rencontre pas le calendrier pour la révolution requise – et cela si cette intégration était faite, contre toute vraisemblance., contre toute probabilité.

Le calendrier et les défis aperçus par le GIEC sont raisonnablement clairs dans les trois résumés des rapports techniques de la cinquième évaluation (Résume WGISummary WGIISummary WGIII), documents rédigés à l’intention des décideurs et publiés en septembre 2013 et mars et avril 2014. Entre autres, à moins de maintenir les inégalités grossières actuelles, non seulement en consommation d’énergie mais en niveau de vie tout court, il ne reste pour changer la situation que le tiers de l’ensemble des émissions comptabilisées depuis le début de la «première révolution industrielle» et jusqu’en 2100 qui peuvent être émises sans risquer l’emballement du climat (AS5 GT1, p.27) – et l’humanité devrait en principe répartir ce tiers équitablement entre toutes les sociétés, Par ailleurs, si l’humanité ne réussit pas à stabiliser et ensuite commencer à réduire ses émissions actuelles d’ici 2030, peu importe une répartition équitable des émissions restantes, il n’y a que de faibles chances d’éviter cet emballement (AS5 WGIII, p.16).

Sansfaçon le souligne, les principaux joueurs dans la révolution improbable, les États-Unis et la Chine (et ajoutons le Canada), ne montrent aucune indication qu’ils ont l’intention de «résoudre la quadrature du cercle». Et son recours à cette expression consacre le vœu pieux que constitue l’appel pour cette «première grande révolution industrielle pour ce millénaire». C’est le grand temps que les économistes réalisent que ce n’est pas le moteur économique qui va mener le virage requis, et c’est le grand temps que les environnementalistes reconnaissent que leur discours ne tient plus la route. Nous devons nous préparer pour des bouleversements économiques, sociaux et écologiques sans précédent, mais personne ne montre le leadership nécessaire pour nous préparer.

[1] En février 2013, L’Action nationale Richard Leclerc signe un texte d’analyse historique sur une première, voire une deuxième révolution industrielle; Robert Laplante, pdg de l’IRÉC, y écrit aussi, et l’idée et le terme sont peut-être courants dans les penseurs de cette revue.

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