Promouvoir la bonne résistance

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Il est presque fascinant de voir comment les enjeux énergétiques qui inspirent ce blogue dès son premier article, que j’ai intitulé «Èchec du mouvement environnemental». ne ressortent même pas dans les débats. Mon analyse se fait en fonction des enseignements de l’économie biophysique et leur insertion dans le modèle de Halte à la croissance, lui aussi invisible dans le mouvance en faveur d’une économie verte.

Tout récemment, Roméo Bouchard est intervenu avec la verve qu’on lui reconnaît dans un article dans Le Devoir. Dénonçant la «fable» des discours relatifs à l’énergie, et surtout au pétrole, il débute en signalant «les trois raisons majeures pour résister à l’exploitation du pétrole de schiste et à la circulation du pétrole bitumineux au Québec : la contamination prévisible et irréversible du fleuve Saint-Laurent et des territoires habités ; l’accélération du réchauffement du climat ; le peu de bénéfices qu’en retireront les Québécois». Parlant des sondages favorables à l’exploitation du pétrole et à son transport au Québec, il dit qu’ils ne valent rien parce qu’ils reflètent «la propagande mensongère des pétrolières» et souligne en passant que les écologistes ne font pas le poids auprès du public face à cette propagande. L’article lance un appel à une résistance plus générale.

 

Absence de débats, vraiment ?

C’est plutôt surprenant de voir Bouchard insister dans ce contexte sur l’absence de débat public sérieux, face à la multitude de programmes à la télévision et à la radio, à des films, à des articles dans les journaux, à plusieurs mandats au BAPE ou ministériels et à des débats partout, entre autres suite à la catastrophe de Lac-Mégantic. Je crois qu’il faut souligner bien plutôt que le débat se déroule comme il se déroule depuis des décennies, et que le cri de Bouchard est plutôt un nouveau constat de l’échec du mouvement environnemental (et du mouvement social). Il n’y a presque aucune raison de croire que son appel pour un nouveau mouvement de résistance ira très loin.

Ce nouvel échec annoncé se situe dans le cadre établi par les trois raisons qui selon lui devraient inspirer la résistance, mais qui manquent la cible principale. Bien sûr, il faut continuer à dénoncer la poursuite de la dégradation (contamination) de l’environnement local, il faut continuer à dénoncer notre contribution aux changements climatiques, il faut essayer de mettre en place un nouveau paradigme reconnaissant que nous avons atteint les limites de l’ère de pétrole. J’ai consacré les deux derniers articles de ce blogue à ce qui est en cause si nous voulons nous assurer d’une (faible) chance de contrôler le climat par des interventions qui dépendent de nous, et tout le blogue tourne autour de notre persistance dans la dégradation non seulement locale mais aussi planétaire.

 

Les «vraies affaires» et l’économie

La troisième raison identifiée par Bouchard pour résister porte sur l’absence de bénéfices économiques découlant de l’aventure québécoise dans le pétrole et le gaz, voire dans les sables bitumineux. J’ai déjà souligné l’absence d’une analyse appropriée par le mouvement environnemental de ce qui est en cause dans la «transition» souhaitée pour la sortie de l’ère du pétrole, où une approche éthique exigerait une réduction de nos émissions de GES de 40% d’ici 2020 et où une éthique qui lâche du lest viserait -20% ou -25%, tout cela face au rapport de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec qui voit -15% possible pour 2025… Bref, les «bénéfices» que nous retirons déjà de «la folie du pétrole» nous rendent à toutes fins pratiques incapables d’agir sans des bouleversements que j’appelle l’effondrement de notre système, suivant Halte.

Tant qu’il y aura des activités de forage, de construction de pipeline et de port en eau profonde, tant qu’il y aura de commerce associé à l’exportation de pétrole, il y aura des bénéfices économiques. Nos décideurs économiques et politiques ne pensent qu’en fonction de tels objectifs, d’une croissance du PIB, et cela justifie cet ensemble de gestes économiques, qui l’augmente – sans tenir compte des deux premières raisons pour la résistance, les externalités.

Même quand c’est une commission très sérieuse en cause, et non de «quelconques groupes d’environnementalistes», des recommandations dans le sens contraire sont rarement écoutées. D’ailleurs, toujours suivant le modèle en place depuis des décennies, ces interventions se font en s’assurant de «hauts standards de protection de l’environnement», même si cela n’élimine complètement le risque. Ainsi s’expriment les auteurs du Manifeste pour le pétrole, suivant une longue tradition qui insiste que de ne pas aller de l’avant serait irresponsable.
 

Les journalistes et les débats

Les journalistes n’en sont pas signataires, mais s’arrangent pour formuler leurs propos dans le même sens que le Manifeste. Ainsi, Alain Dubuc propose de «tempérer le rythme de leur développement, investir plus pour réduire [mais non éliminer – HLM]leurs effets négatifs, et intégrer dans leur prix les coûts en cause». En dépit de ses propres dérogations au modèle sacré, Dubuc attaque les signataires de l’autre manifeste, qui vise une sortie du pétrole, en ciblant ce qu’il appelle des non-sens économiques dans leurs propos, sauf que ces propres propos se montrent extrêmement réducteurs.

Pour ne pas être en reste, André Pratte est intervenu en éditorial dans La Presse le même jour de la parution du texte de Roméo Bouchard. Pratte souligne, en défendant le transport de pétrole sur le fleuve, que ce transport dangereux se fait depuis des décennies, six ou sept pétroliers livrant chaque mois à Lévis jusqu’à un million de barils et le Port de Montréal manutentionnant chaque année 9 millions de tonnes de produits pétroliers à bord de 500 navires. Le risque n’est pas une raison d’interdire cette activité, dit Pratte ; il faut plutôt «s’assurer que ce transport se fasse de manière la plus sécuritaire possible».

Voilà l’argument que nous servent nos élus et nos élites depuis des décennies, avec comme résultat une planète dégradée dans tous les sens, pour toutes les raisons. C’est ce que l’Association des biologistes a appelé la «technique de l’os» pendant la première consultation du BAPE (le numéro 0) portant sur le projet d’autoroute (et de port) sur les battures de Beauport, en 1979. On évalue les bénéfices probables, on met dans la balance les risques et les impacts environnementaux et sociaux, et on fonce. Après un demi-siècle et plus, le problème est manifeste : nous avons mal évalué les impacts et l’os n’y est plus.

 

La véritable raison pour résister au pétrole

Ce que Bouchard et les groupes écologiques veulent pour le débat, avec raison, est un bilan plus long terme pour le calcul des coûts/bénéfices d’une implication dans le pétrole, maintenant que nous avons déjà vu le long terme et que nous avons constaté la faillite. Le problème est justement que l’absence d’analyse sérieuse de ce qui est en cause, l’absence d’un bilan prévisionnel, diminue l’intérêt des interventions des écologistes et des autres. Poursuivant l’approche retenue depuis des décennies, nous pourrons toujours espérer quelques victoires, mais cela dans un contexte où nous avons déjà perdu la guerre.

Comme je souligne au tout début, il est pratiquement impossible pour nous, pour l’ensemble des nations, de mettre en place les mesures nécessaires pour éviter l’emballement du climat, sans même essayer d’évaluer les chances d’enrayer la progression des crises dans d’autres composantes de notre façon de vivre : l’eau potable, pour l’irrigation et pour l’industrie ; une alimentation décente pour les milliards qui actuellement n’en ont déjà pas ; une chance d’assurer un niveau de vie décent pour les milliards qui ne l’ont déjà pas, après des décennies de «développement».

 

Le pétrole et le gaz de schiste, tout comme les sables bitumineux, sont des énergies fossiles «non conventionnelles», mais le sens profond de ce terme échappe à presque tous les participants aux débats. Les énergies non conventionnelles ne sont pas «infiniment» plus dangereuses, plus polluantes et plus coûteuses que les conventionnelles, contrairement à ce que Bouchard dit. Elles représentent néanmoins un point tournant dramatique, mais il faut les voir autrement que par leurs plus importants impacts (ce que Dubuc et Pratte ne reconnaissent pas), impacts qui motivent les interventions des écologistes depuis leurs débuts.

Notre civilisation, la vie des sociétés dans le monde moderne, dépend d’une énergie abondante et bon marché, et l’énergie non conventionnelle n’est ni l’une ni l’autre. Plus précisément, notre civilisation dépend d’un rendement énergétique – un retour en énergie pour un investissement donné en énergie, l’ÉROI – sûrement au-dessus de 10. À la sorte de la Deuxième Guerre mondiale, ce rendement, pour le pétrole conventionnel, était environ 100, mais aujourd’hui il est autour de 15.

L’énergie non conventionnelle est, finalement, une énergie dont le rendement énergétique est en dessous de 10, en dessous de ce qui est nécessaire pour soutenir nos activités. L’ÉROI des sables bitumineux est en dessous de 5 et celui du pétrole et du gaz de schiste est en dessous de 10. Le rendement de ces sources d’énergie est tellement bas que, si elles représentaient les principales sources – et le jour où cela sera le cas s’en vient rapidement – , elles ne seraient pas capables de soutenir nos sociétés. Même les technologies de l’énergie solaire ont un rendement trop bas, l’éolien ayant un rendement raisonnable mais comportant d’énormes défis pour commencer à pouvoir remplacer le pétrole. Le charbon a un très bon rendement, et voilà la tentation qui nous confronte au choix entre le mur et un changement de paradigme.

 

Un nouveau paradigme pour une (nouvelle) civilisation

Comme Roméo Bouchard le souligne, «l’heure est venue de prendre conscience de la démesure de cette folie du pétrole, si nous ne voulons pas que celui-ci nous détruise». La principale raison de résister au pétrole est qu’une dépendance au pétrole qui reste nous mène dans un cul de sac, progressivement, mais assez rapidement. Il faut que nous résistions, non pas aux décisions pouvant augmenter les risques de pollution et de contribution aux changements climatiques – nous avons perdu cette guerre, même si elle risque de connaître un dénouement plutôt insoupçonné, soit l’effondrement du système actuel -, mais parce que les bénéfices du pétrole sont maintenant négatifs, non pas dans le sens de la troisième raison de Bouchard, mais en termes absolus.

Il nous faut un autre paradigme, un paradigme qui tiendra compte de l’effondrement qui s’annonce, Si les écologistes regardaient de près ce qui est nécessaire pour éviter l’effondrement (lire : emballement du climat, dans ce cas), ils y trouveraient le programme pour les interventions requises dans ses grandes lignes dans le travail du DDPP et, en constatant l’impossibilité que celles-ci aboutissent (l’échec prévisible de Paris 2015), ils commenceraient à voir le programme véritable qui s’impose. Continuer à se préparer pour Paris 2015 est une fuite en avant, la plupart le sait, mais aucun ne semble prêt à en accepter les conséquence, un retour à la marginalité pour les groupes en tirant la bonne conclusion et la proposition d’un tout nouveau paradigme.

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