Et que faire donc maintenant, après la COP21 ?

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Par Harvey L. Mead

Ancien commissaire au développement durable du Québec

 

Petit survol d’interventions marquant les stratégies post COP21 pour situer le défi. Je reviendrai sur ces interventions et ces stratégies dans des articles à venir.

J’ai récemment rendu hommage à Maurice Strong, un de ces personnages des dernières décennies qui a marqué les efforts de corriger le tir dans notre développement, cela en travaillant à l’intérieur du système. Je viens de terminer le livre d’un autre de ces personnages, Gus Speth, décrit comme le «ultimate insider» de par ses efforts de corriger le système de l’intérieur. Dans un geste qu’il voulait contraire à toute sa carrière, Speth, en compagnie de Naomi Klein et plusieurs centaines d’autres, a été arrêté le 20 août 2011 pour désobéissance civile, manifestant son opposition au pipeline Keystone XL.

Il a publié ce dernier livre en 2012, l’année après l’arrestation. America the Possible : Manifesto for a New Economy
représente son effort de souligner la nécessité de changer le système et de fournir quelques éléments d’un nouveau. Aussi intéressant soit-il, le livre frappe par sa manifestation de la difficulté de sortir du système dans sa propre pensée, aussi informée qu’elle soit ; même l’arrestation reste dans le cadre des règles en place. Et le défi pour Speth est même limité, «seulement» celui de réorienter les États-Unis. Finalement, le livre est un cri de cœur, un cri d’espoir et une sorte de survol de l’ensemble des interventions sur le thème du livre.

Bernie_Sanders_PBS_ap_imgSpeth centre le survol sur le concept de «progressiste» qui le décrit. Ceci est intéressant, en voyant la progression inattendue de Bernie Sanders dans la campagne pré-électorale américaine où ce dernier, ni Démocrate ni Républicain mais sénateur indépendant, s’est lancé dans la course comme progressiste (en se distinguant ainsi de Hilary Clinton), et obtient des appuis impressionnants. Une victoire de Sanders dans les primaires, et ensuite dans la course à la présidence, représenterait probablement la sorte de chose que Speth cherche.

À la lecture du livre, on est quand même plutôt frappé par l’envergure des défis, meme en pensant seulement aux États-Unis ; on ne peut même qu’être découragé par la narration de ces défis dans les trois premiers chapitres, tout comme dans celui sur l’avenir de la démocratie dans le chapitre 8. Finalement, on voit une sorte de mise à jour de la vision apocalyptique de Maurice Strong dans son autobiographie de 2001, et presque aussi découragé – même pour un dur à cuire comme moi, qui n’aurait pas survécu autrement à des années de militantisme plutôt infructueuses. Ses propositions en réponse frôlent le lyrique.

Strong n’a pas changé d’approche à ses efforts d’intervenir dans les activités à l’échelle internationale après la publication de son autobiographie. Il faut quand même croire qu’il retenait son idée que «seul la chance ou la sagesse» permetrait d’éviter l’apocalypse. Avec son geste de désobéissance civile, Speth fait un pas de plus que Strong dans son intervention, soulignant avec insistance que le modèle de croissance économique n’a pas d’avenir. Reste que son livre montre tellement bien l’envergure des défis (pour le répéter, seulement pour les États-Unis…) que l’on doit bien soupçonner que la chance et la sagesse représentent tout ce qu’il voit, vraiment, comme possibilités.

Sauf que Speth abandonne, dans sa rédaction, une prise en compte de contraintes telles l’empreinte écologique fournissant un indice du défi raisonnablement précis, le budget carbone maintenant quantifié et les réductions nécessaires de GES qu’il impose, aout comme leurs réallocations. Finalement, pas plus que Strong, il ne voit pas d’issue pour sa réflexion.

Progressiste au Québec ?

À mon niveau, mon parcours ressemble pas mal à ceux de Strong et de Speth, dans le sens que j’ai passé plusieurs décennies à essayer de travailler à l’intérieur du système, atteignant les limites quand j’occupais les postes de Sous-ministre adjoint au développement durable et à la conservation (1990-1991) et de Commissaire au développement durable et Vérificateur général adjoint (2007-2008). Probablement représentatif d’un certain bémol dans le parcours, comprenant 40 ans au sein du mouvement environnemental dans la société civile, j’ai démissioné du premier poste et j’ai été démissionné du deuxième.

Speth ne mentionne même pas dans son livre les travaux de Halte à la croissance, surprenant en voyant la masse de références qu’il fournit. Son appel pour un mouvement progressiste, qui n’arrivera vraisemblablement pas face aux obstacles, s’insère quand même dans un autre appel. Et il souligne que le mouvement environnemental a toujours de la difficulté aux États-Unis à s’intégrer dans le mouvement politique que Speth croit nécessaire. Il y a une absence de liens entre les libéraux (progressistes politiques) et les environnementalistes ; les premiers devraient reconnaître l’urgence (à court terme) des crises décrites par les deuxièmes, et ceux-ci la nécessité de changer d’approche.

My sad conclusion is that the environmental community is stuck in a rut and losing. If we just keep doing what we’re doing now, without any growth in the economy and population, we’ll ruin the planet. And yet the environmental community is still mainly working within the ambit of the things that succeeded in the ’70s.

Je dois bien constater que mes propres propos insistant sur l’échec du mouvement environnemental et de mes efforts pendant un demi-siècle ne soulèvent pas beaucoup de sympathie parmi mes anciens collègues du mouvement. En effet, j’ai même beaucoup de difficulté à m’impliquer dans les nombreux «dossiers» qui perdurent ou qui arrivent sur la scène, autrefois et pendant longtemps une passion et un object d’implications à temps plein.

En même temps, j’essaie de maintenir le principe que je puis me tromper dans ma lecture de la situation, dans ma confiance dans les travaux de Halte à la croissance. Je retourne régulièrement donc aux efforts des différents intervenants, dont les groupes, les professionnels et les universitaires, à confronter les défis et offrir des pistes de solution. En effet, le mouvement environnemental a toujours et surtout trouvé les sources pour ses activités, pour ses orientations, dans le travail des scientifiques.

Les fondements de nos interventions

Je suis les travaux du Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP) depuis maintenant un an et demi, voyant dans ces travaux, qui partent des calculs du GIÉC et du budget carbone en cause dans les efforts de réduire radicalement nos émissions de gaz à effet de serre (GES), une approche qui mérite attention. Le DDPP a maintenant publié une version complète (mais non finale) de son travail pour 2015 et, pour la première fois, on peut y trouver une analyse de sa façon de tenir compte du budget dans les allocations faites aux 15 pays pour lesquels ses équipes ont produit un DDP – cela en insistant sur le maintien de la croissance économique jugée essentielle par l’ensemble des décideurs. Sans une allocation explicite, on y trouve « a ‘downward attractor’ of 1.7 tonnes per capita based on equal tonnes per capita in 2050.  China and India are over, the Europeans under, and Canada about on par. There was recognition that some countries that made emissions intensive materials (e.g.steel and cement) would have higher per capita emissions as a result, to be accounted for at the global level » (communication personnelle d’un des responsables).

Un peu en contresens, j’ai lu le récent rapport du West Coast Environmental Law (WCEL) sur le budget carbone, où le travail vise à situer les défis pour le Canada dans son effort de respecter l’accord de Paris et des réductions d’émissions qui permettront de maintenir la hausse de température en-dessous de 2°C. En dépit du fait que les calculs du GIÉC représentent la meilleure source que nous avons pour l’effort, en ayant quantifié, WCEL aborde le sujet en laissant de coté ce budget carbone calculé pour l’humanité (même s’il y fait référence), limitant le terme pour la quantité des émissions que le Canada doit essayer d’éliminer, mais de toute évidence perdant les balises qui s’imposent. WCEL propose même de faire intervenir les enjeux économiques dans le travail pour décrire l’éventuel plan d’action qui serait approprié pour le Canada, au risque de voir compromises les données scientifiques, dont celles du GIÉC.

Dans une autre intervention, Greenpeace International, en collaboration avec le Global Wind Energy Council et Solar Power Europe, a publié récemment un travail impressionnant qui fait le portrait du potentiel d’ici 2050 de fournir une énergie à l’humanité qui serait 100% renouvelable (ou un peu moins). Un premier survol ne me permet pas de voir si et comment le budget carbone est respecté par les deux scénarios révolutionnaires esquissés (une recherche ne trouve que 4 références au budget carbone et celles-ci ne fournissent pas de réponses à la question). 

Greenpeacde 100%

Ni une recherche ni un examen de la table des matières ne permet pas de voir si le travail cherche à atteindre une convergence dans l’utilisation de l’énergie par les quelque 9 milliards de personnes prévues; un coup d’oeil aux résultats pour l’OCDE et l’Afrique suggère qu’il y a des différences importantes qui restent en 2050 dans la consommation d’énergie par les différentes populations du monde. En parallèle à cela, Clean Technica a également produit les résultats de travaux proposant que jusqu’à 139 pays pourraient atteindre 100% énergies renouvelables. Comme pour le travail du DDPP, il n’y a aucune raison de vouloir refaire ces travaux, que même les auteurs reconnaissant comme dépendant de nombreuses hypothèses. L’intérêt est ailleurs, en lisant les documents. Comme pour le DDPP, Greenpeace cherche à faire le portrait d’un monde en 2050 qui serait fondé sur le maintien pendant 35 ans du modèle économique actuel, un monde qui aura doublé son activité économique (pour le DDPP, la croissance serait de 350%).

Le document inclut comme partie intégrante du travail des estimations des coûts pour l’ensemble des interventions touchant la production d’énergie. Dans un contexte qui semble escamoter une allocation du budget carbone, voire un portrait en termes sociaux des différents pays du monde en 2050, le lecteur cherche à voir comment les auteurs abordent les inégalités actuelles entre pays qui risquent de saborder tout effort de concertation face aux changements climatiques; le maintien du modèle économique actuel risque de maintenir ces mêmes inégalités. Conclusion préliminaire : le travail est un travail technique et sectoriel, cherchant à voir comment l’énergie renouvelable pourrait permettre de maintenir le développement économique et social que nous connaissons, pendant les 35 ans à venir. C’est à d’autres, ou les mêmes dans d’autres démarches, à voir comment cela est compatible avec toute une autre série d’interventions cherchant à répondre aux crises de l’eau, de l’alimentation, etc. Je vais y revenir après avoir examiné les quelque 350 pages…

Et ici au Canada ?

Dans une autre intervention, Marc Jaccard de Simon Fraser University publie un papier sur les différentes mesures discutées en vue d’un plan d’action sur les changements climatiques. Il part de l’objectif établi par le gouvernement Harper, qui ne répond même pas à une attente que l’on peut juger acceptable, et montre que le coût des mesures nécessaires pour l’atteindre n’ont aucune commune mesure avec celles qui semblent proposées par les groupes qui travaillent sur les suites de l’Accord de Paris. Le coût du carbone, en 2030, serait de l’ordre de 160$, inacceptable sur le plan politique, juge Jaccard, à moins de l’introduire par une réglementation qui la cache plutôt que par une taxe ou un jeu d’échanges de droits d’émissions qui le met en évidence. Autre indication de l’ampleur des défis : un objectif pour la vente de véhicules personnelles en 2030 qui serait 70% électrique… Ce qui frappe est le caractère irréaliste des propositions, quelque chose que même Jaccard semble reconnaître – et cela, pour un objectif digne du gouvernement Harper.[1]

Le DDPC va plus loin, en partant de l’objectif de respecter le budget carbone du GIÉC. J’ai déjà parlé des travaux de l’équipe canadienne et l’intérêt est de partir maintenant de la récente mise à jour pour esquisser l’approche, les défis et ce que l’on pourra attendre d’un éventuel plan de mise en œuvre de l’Accord de Paris ici au Canada. À cet égard, une récente entrevue de David Suzuki au Huffington Post, «Si Paris a changé la donne, comment se fait-il qu’on parle encore d’oléoducs?», établit le ton qui définit les attentes. Le nouveau gouvernement Trudeau a déjà indiqué sa volonté d’aller dans le sens du DDPC en maintenant l’exploitation des sables bitumineux, et les débats sur les pipelines ne font que souligner l’absence d’analyse des implications d’un abandon de cette exploitation. La Fondation Suzuki au Québec intervient pour suggérer cela, en prônant le 100% renouvelables du rapport de Greenpeace International et même voit le Québec aller dans ce sens, en prenant au mot les récentes interventions de Philippe Couillard.

 

[1] Jaccard suggère qu’une approche réglementaire fournira de bien meilleurs résultats, et est plus réaliste, sur les plans environnemental, économique et politique, qu’une approche par une taxe carbone ou même par des échanges de droits d’émissions.

It’s the same in any jurisdiction that has significantly reduced emissions. Experts show that the carbon pricing policy in California, which Quebec has now joined, will have almost no effect by 2020. Ninety percent of that state’s current and projected reductions are attributed to innovative, flexible regulations on electricity, fuels, vehicles, buildings, appliances, equipment and land use. Even Scandinavian countries, famous for two decades of carbon taxes, mostly used regulations to reduce emissions. For example, the greatest CO2 reductions in Sweden happened when publicly owned district heat providers were forced to switch fuels.

Assez curiusement, Jaccard prône l’approche du mouvement environnemental critiquée par Yves-Marie Abraham et qui cherche a rendre implicite ce qui serait difficile à faire accepter de façon explicite – sauf qu’il prend l’exemple de la taxe carbone comme explicite, alors qu’Abraham suggère qu’elle est implicite…

Harvey L. Mead
Ancien commissaire au développement durable du Québec

Harvey Mead, titulaire d’un doctorat en philosophie des sciences et expert reconnu en environnement et développement, est le fondateur de Nature Québec, organisme qu’il a présidé presque continuellement de 1981 à 2006. De janvier 2007 à janvier 2009, Harvey Mead a agi à titre de Commissaire au développement durable au Bureau du vérificateur général du Québec.

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