Plan Climat de l’Alberta : « the devil is in the details »

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Reconnaissons d’emblée que la volonté de Mme Notley de mettre fin à la filière des centrales au charbon en Alberta est un geste courageux. Mais pour le reste, le Plan Climat de la première ministre de l’Alberta ne change rien aux risques que représente le transport de pétrole provenant des sables bitumineux partout sur le continent, y compris au Québec, puisqu’on conserve la ferme volonté de développer l’industrie : « The future production achievable within the annual 30Mt “room” in the limit will be higher than at any time in our past or present. »

Les émissions actuelles des sables bitumineux

Pour comprendre comment l’Alberta peut y parvenir, il faut d’abord expliquer les étapes de production du pétrole non conventionnel. Les sables bitumineux de l’Athabaska contiennent de 10 à 12 % de bitume naturel. Pour en tirer un baril de pétrole plus ou moins équivalant au pétrole conventionnel (un pétrole « synthétique »), il exige trois grandes étapes, en amont de celle du raffinage, fortement émettrices de GES. Les deux premières étapes sont celles de l’exploitation et de l’extraction du bitume du sable. Deux modèles sont possibles. Dans le premier, on procède d’abord par l’exploitation minière à l’aide de grues colossales puis on transporte et on traite la matière récupérée avec de l’eau chaude et de la vapeur sur un autre site. Dans le deuxième modèle, l’extraction sur le site ou in situ, les deux étapes sont effectuées sur place, en injectant de la vapeur dans le sol et en pompant le bitume. Comme montre la
figure 1, c’est ce dernier modèle qui a la plus forte intensité carbone, découlant essentiellement de la combustion de combustibles fossiles.

Le bitume récupéré de ces deux étapes n’est pas du pétrole brut conventionnel. Il faut le traiter chimiquement pour obtenir un mélange synthétique d’hydrocarbures. C’est l’étape de la valorisation par cokéfaction : elle exige d’abord de chauffer le bitume à 468-498 °C puis par l’hydrocraquage en ajoutant de l’hydrogène. Le résultat est un pétrole synthétique léger et pauvre en soufre qui peut être utilisé par n’importe quelle raffineriepétrochimique. Cette valorisation peut être déplacée ailleurs grâce à la production d’un« dilbit » (du bitume dilué avec du condensat — mélange d’hydrocarbures liquides et gazeux — ou « diluted bitumen ») qui permet de transporter le bitume et de le raffiner dans un autre lieu. Le graphique 1 montre que les émissions fugitives de méthane sont aussi une source importante d’émission pour l’exploitation minière et la valorisation.

 

Le Plan Climat de l’Alberta

Le « Climate Leadership Plan » de l’Alberta repose sur quatre volets d’intervention qui devraient lui permettrede produire du pétrole à plus faible intensité carbone. Le volet sur les centrales électriques au charbon impliquera la fermeture des 18 centrales au charbon actives en Alberta, qui seront remplacées par des centrales au gaz et par l’objectif d’atteindre 30 % de la production d’énergie de source renouvelable. Ce volet devrait diminuer de façon très importante l’intensité carbone de l’électricité utilisée en Alberta, son « verdissement ».

En parallèle, le plan de réduction des émissions de méthane sera appelé à diminuer les émissions fugitives de près de 50 % d’ici 2025. Ces émissions s’élevaient à 30,4 Mt de CO2 en 2013 pour le secteur de la production énergétique, dont 7,6 Mt provenant de l’exploitation en amont des sables bitumineux (voir graphique précédent). On prévoit pour ce volet une diminution d’émissions de 12 Mt.

Enfin, le rapport du Climate Change Advisory Panel affirme que la taxe carbone (30 $ en 2018 + 2 % supérieur à l’inflation par an jusqu’en 2030) devrait favoriser le développement des projets les moins intensifs en émission de carbone et imposer aux établissements déjà en activité de nouvelles normes de rentabilité qui exigeraient une hausse des performances, voire l’arrêt des sites les plus intensifs[1]. Grâce à cette taxe carbone, le plan climat albertain prévoit une baisse d’émissions de 20 Mt d’ici 2020 et de 50 Mt d’ici 2030.

 

Le plafond des 100 millions de tonnes de GES

Ce sont les impacts de ces trois volets du Plan Climat qui devraient faire en sorte que le quatrième volet (plafond de 100 Mt de GES émis en amont de la production de pétrole provenant des sables bitumineux) soit réalisable, malgré une volonté de doubler voire de tripler la production. Nous montrons dans le graphique 2 les données connues de production de pétrole et des émissions de CO2 qui leur sont associées pour certaines années (de 1990 à 2013) ainsi que les prévisions pour 2015-2030, en fonction de deux scénarios envisagés[2]. Pour chaque année, nous décomposons ces émissions selon les étapes de production.

Les émissions du scénario CNA (barre verte) sont celles qui étaient connues et prévues avant la mise en place du Plan Climat. On peut constater qu’elles suivent fidèlement la hausse de la production de pétrole (ligne bleue) tout au long de la période. A contrario, c’est grâce au Plan Climat que le scénario Notley peut plafonner ses émissions (barre mauve) sous la cible de 100 MteqCO2 (ligne rouge) malgré la même hausse de  production de pétrole. Selon nos calculs, les émissions du scénario Notley sont envisageables sous les hypothèses suivantes : 1) la taxe carbone devrait favoriser le développement des nouveaux projets selon le modèle « Exploitation minière et extraction » (barre bleue) auxdépens du modèle sur le site (barre orange), dont la viabilité de certaines activités existantes impliquerait leur fermeture; la proportion de la production de bitume provenant du modèle sur le site reviendrait ainsi à ce qu’il était en 2000, autour de 30 %); 2) le « verdissement » de la production d’électricité couplée à la politique de réduction des émissions fugitives ferait en sorte que l’intensité carbone des émissions en amont baisserait de façon significative pour tous les modèles; 3) finalement, la stratégie d’exportation par pipeline et par train passerait par une délocalisation des émissions en exportant par exemple davantage de pétrole sous forme de « dilbit », laissant ainsi aux importateurs le soin d’émettre les émissions de GES liées à l’étape de la valorisation en pétrole synthétique. Dans nos calculs, nous évaluons que la part du bitume passerait de 50 % (en 2012) à 70 % en 2030. Ainsi, malgré la bonne nouvelle que semblait représentait le Plan Notley, l’industrie aura triplé sa production en 2030 et l’Alberta représentera 50 % des émissions canadiennes de GES.

 



1.« For those already-marginal facilities, increases in costs could have material impacts on the viability of operations » dans Climate Leadership, Report to Minister, novembre 2015, page 45.

[2].Environnement Canada, Rapport d’inventaire national 1990–2013, Sources et puits de gaz à effet de serre au Canada, 2015, Tableau 2–10;  Brousseau, S., Les émissions de GES des sables bitumineux. Contribution du Québec et du Canada au réchauffement climatique, 2015; et nos calculs.

 

Gilles L. Bourque
Chercheur à l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) et éditeur de la Revue vie économique (www.eve.coop)

Gilles L. Bourque a fait des études en sciences économiques (bac et maîtrise) et en sociologie économique (doctorat). Auteur du livre Le modèle québécois de développement : de l’émergence au renouvellement, paru au PUQ en 2000, et co-auteur de l’ouvrage La nouvelle sociologie économique, aux Éditions Desclée de Brouwer (2001), il s’intéresse aux divers enjeux liés au modèle québécois de développement.

Noël Fagoaga
Chargé de projet à l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC)

Noël Fagoaga possède une maîtrise en génie des bioprocédés de l’EBI (École de biologie industrielle) en France et une maîtrise en environnement et développement durable de l’Université de Montréal.
Il travaille sur les enjeux liés à l’énergie, l’environnement et le développement bioindustriel, notamment sur les filières de compostage, de biométhanisation et de valorisation de la biomasse.

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