L’économie biophysique comme plateforme pour la société civile : Limites à la croissance face à l’effondrement

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Par Harvey L. Mead


Dans son premier rapport comme Commissaire  au développement durable, Mead a montré que l’empreinte écologique du Québec exigerait trois planètes si toute l'humanité connaissait un tel niveau de vie. Dans son livre sur l’indice de progrès véritable, il montre les grandes faiblesses du PIB comme indice de notre développement. Ici, il étend la réflexion aux contraintes imposées par les fondements en ressources, surtout énergétiques, de notre civilisation.

Dernier de quatre textes constituant un compte-rendu de la 4e Conférence annuelle sur l’économie biophysique. 

 

1. Hausse des prix, 2. Baisse des rendements, 3. Récession permanente, 4. Effondrements

Mots clé: ÉROI, économie biophysique, sables bitumineux, prix des ressources, gaz de schiste, pétrole de schiste, énergies non conventionnelles, boucles de rétroaction positive et négative, effondrement

 

Les travaux en économie biophysique suggèrent que le pic du pétrole marque un point tournant dans notre utilisation des ressources de la planète. Il coïncide avec la réorientation de cette utilisation vers les combustibles fossiles non conventionels et, plus généralement, vers des ressources de moins en moins accessibles, de rendement de moins en moins important. Cela à son tour marque une tendance de notre civilisation vers un effondrement.

L’ÉROI des énergies renouvelables suggère fortement qu’elles ne permettront pas le retour à l’âge d’or de la prospérité connue dans les pays riches pendant les Trente glorieuses [1] et qui se maintient à un degré moindre depuis cette date. Sans même se soucier de cette situation, presque tous les débats aujourd’hui sont axés sur le faux espoir offert par la hausse du prix des commodités en général, et du pétrole en particulier, comme ouvrant de nouvelles possibilités de développement énergétique et économique. Cette hausse a rendu les réserves de combustibles fossiles non conventionnelles soudainement « rentables ». Le problème est que cette nouvelle donne cache l’équivalent d’une récession permanente en cours.

 

Boucles de rétroaction positive et négative

Dennis Meadows, principal auteur de Halte à la croissance! de 1972 et ainsi une sorte de gourou de l’analyse de la dynamique des systèmes qui caractérise l’approche de l’économie biophysique, participait à un panel la première journée de la conférence. La présentation de Meadows permettait dès le départ de situer les travaux sur les défis énergétiques dans le cadre plus global des activités de base des sociétés, incluant les enjeux sociaux et environnementaux.

Meadows insiste dans son analyse sur les boucles de rétroaction négative typique des systèmes naturels (et de son travail dans Halte!), qui cherchent toujours l’équilibre face aux perturbations venant de l’extérieur; les liens entre une centaine de boucles de ce genre constituent la base du modèle de 1972.

Figure 15 : Boucles de rétroaction négative de Halte à la croissance! [2]

 

Ces boucles contrastent avec les boucles de rétroaction positive typique des systèmes financiers contemporains, qui sont explosives et cherchent à grossir ces perturbations et s’éloigner de l’équilibre. La présentation de Meadows soulignait les tendances lourdes qui continuent et qui séparent la civilisation définie par les pays riches de ses fondements dans les écosystèmes naturels de la planète.

 

Figure 16 : Boucles de rétroaction positive (systèmes financiers) et négative (ressources non renouvelables, écosystèmes naturels généralement) [3]

 

Les échanges à ce panel s’inséraient dans un thème du colloque portant sur le système financier et sa déconnexion des systèmes naturels – et économiques. Meadows (et Sanders le lendemain) insistaient sur le fait que la Bourse s’active en fonction d’investissements décidés par des algorithmes dans le jeu de boucles de rétroaction positive. Aujourd’hui une action en Bourse est retenue en moyenne 7 minutes, en contraste avec 7 années en 1975.

 

Mise à jour de Halte à la croissance!

L’économie biophysique offre des pistes importantes pour asseoir les fondements d’interventions cherchant à éviter les effondrements des systèmes naturels et économiques projetés par Halte à la croissance!. Il se présentait dans un contexte où les projections de son travail d’il y a 40 ans ont été transformées en prédictions par la comparaison récente des courbes du scénario de base (« business as usual », qui est, finalement, le scénario du pire aussi) avec les données pour la période de 40 ans.

Graham Turner a montré la cohérence des projections avec les données réelles : les données tombent sur les courbes de 1972… Pour rappeler le graphique de base de ce travail, Turner y insère les courbes pour les données réelles, dans la figure 17.

 

Figure 17 : Le scénario « business as usual » du Club de Rome, mis à jour par Turner [4]

 

La logique des systèmes financiers et économiques qui dominent actuellement les processus décisionnels planétaires ne corrépondent pas à des interventions ciblant l’équilibre, celles-ci inspirées par les systèmes naturels. Il importe donc de mieux cerner comment chercher à corriger cette logique du déséquilibre, cela dans ses propres termes.

L’ÉROI introduit une approche qui permet de signaler les contradictions dans la logique en cause. Les projections de croissance dans l’exploitation des sables bitumineux représente une instance de contradiction, lorsque mis en contexte par les travaux esquissés ici. Les financiers Grantham, Kopitz et Sanders voient les problèmes en termes de contradictions, même si leur motivation, le succès dans les investissements, comporte les mêmes principes que les gouvernements néolibéraux, dont celui du Canada, qui encouragent la recherche des déséquilibres. Les investisseurs comprennent assez bien les enjeux, et semblent presque paralysés dans leurs gestes, alors que les promoteurs davantage sur le terrain – et les politiciens suivant des traditions maintenant dépassées – n’ont pas cette compréhension, et foncent dans le mur.

Les prix établis par les mécanismes du paradigme actuel ne suffisent pas pour aider à s’adapter à une « récession » permanente et à la fin du paradigme économique actuel, la fin de la croissance – même s’ils en sont non seulement un indicateur, mais une cause. L’article de Bill McKibben sur la « mathématique terrifiante » constate l’échec de l’ensemble de ses efforts depuis trois décennies, mais il cherche néanmoins à lancer une nouvelle campagne dans la même veine contre les détenteurs des réserves de combustibles fossiles.

Selon les analystes du Carbon Tracking Initiative, les investisseurs dans les entreprises possédant ces réserves se trouvent devant un risque très important de perdre leurs investissements, de se retrouver avec des « stranded assets », en fonction d’une baisse de valeur de ces entreprises résultant des perturbations appréhendées et de l’impossibilité de « mettre en valeur » leurs réserves.

Turner résume les résultats de son travail sur ls scénario de base de Halte ! en ce sens, rappelant en même temps la conclusion de Grantham dans son suivi de l’Indice de 33 commodités de GMO, à l’effet qu’il y a un changement de paradigme en cours :

L’effondrement projeté dans le scénario de base résulte à prime abord de l’épuisement des ressources et de la réponse du modèle qui détourne du capital d’autres secteurs pour permettre l’accès à des ressources devenues moins accessibles. La preuve que ce mécanisme s’applique dans le monde réel est fournie par une comparaison avec les données sur l’énergie requise pour obtenir le pétrole. De fait, l’ÉROI a baissé de façon importante au cours des dernières décennies, et ceci est cohérent quantativement avec le paramètre en cause dans le modèle World3. Cette confirmation du mécanisme clé du modèle qui soutient la dynamique du scénario de base renforce la véracité de ce scénario. L’enjeu du pic du pétrole a également influencé l’accès alimentaire et a joué de façon évidente un rôle dans l’effondrement financier global actuel. Bien que cette crise ne soit pas le reflet direct de l’effondrement dans le scénario de base, elle peut bien y être associée indirectement.

La corroboration ici du scénario de base de Halte ! implique que l’attention scientifique et publique accordée au changement climatique, bien qu’importante, est hors de proportion avec, et même une influence délétère qui distrait de l’enjeu des contraintes en regard des ressources, et en particulier du pétrole. En effet, si un effondrement global s’avère comme dans ce scénario de base de Halte !, les impacts associés à la pollution seront résolus dans l’ordre des choses, bien que pas dans un sens idéal quelconque. [5]

En effet, on voit dans le graphique de ce scénario de base du document de 1972 que la courbe pour la pollution (pointillée) indique un effondrement subséquent à celui de la production industrielle per capita (courbe hachurée).

 

Figure 18 : Le scénario « business as usual » du Club de Rome [6]

 

Le mouvement environnemental est averti : poursuivre les batailles environnementales sans inclure directement et explicitement les paramètres économiques en cause dans les crises actuelles le condamne à poursuivre l’échec des dernières décennies. Le mouvement des économistes hétérodoxes est également averti : continuer à rechercher de meilleures orientations pour la société sans remettre en question le modèle de croissance en cause le mène à l’effondrement où il y aura énormément de pertes sociales. La période de ressources abondantes et bon marché est terminée, pour toujours, comme le soulignent Grantham, l’analyste financier, et Turner, l’analyste de systèmes, suivant des projections vieilles de 40 ans et dramatiquement prescientes. Larecherche de modulations dans le modèle actuel est vouée à l’échec.

C’est le temps pour la société civile à faire siennes les analyses de système au cœur des travaux de ce qui est la principale référence pour leurs interventions, Halte à la croissance !, et de s’insérer dans le mouvement d’économie biophysique contemporain fondé sur les mêmes principes scientifiques, pour sortir du modèle actuel et chercher à prévenir la catastrophe.


[1] Ajay K. Gupta et Charles A.S. Hall, « A Review of the Past and Current State of EROI Data » (2011) – http://www.mdpi.com/2071-1050/3/10/1796 . Il s’agit d’une synthèse de la recherche sur l’ÉROI des différentes filières dans son état actuel, assez préliminaire : éolienne, environ 20 ; solaire, 5-20 ; hydro, 11-260 ; géothermale, 6-39 ; marémotrice, 15.

[2] Dennis L. Meadows, Donnela H. Meadows, Jörgen Randers, William W. Behrens III, The Limits to Growth : A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, 1972, p.102-103.

[3] Meadows, diapositives 4 et 5

[4] Graham Turner, « A Comparison of The Limits to Growth with Thirty Years of Reality » (2009) – http://www.csiro.au/files/files/plje.pdf Turner a poursuivi et rapporte que les données pour 40 ans continuent à confirmer l’intérêt des travaux de Meadows : « Population Growth : Have We Reached the Limits to Growth? », Chemistry in Australia, octobre 2012 – http://search.informit.com.au/documentSummary;dn=874844875283097;res=IELENG et, pour les détails, « On the Cusp of Global Collapse? Updated Comparison of The Limits to Growth with Historical Data », Gaïa – Ecological Perspectives for Science and Society, 21(2), 116-124 http://www.ingentaconnect.com/content/oekom/gaia/2012/00000021/00000002/art00010

[5] Turner, op. cit. 2012 dans Gaïa, p.123. Le modèle de Halte! s’appelle World3.

[6] Meadows et al, op.cit., p.124

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