Philosophe écologiste errant

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Par Harvey L. Mead
 
Premier Commissaire au développement durable du Québec 2007-2008 et auteur de L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie (MultiMondes, 2011)

 

Pendant plusieurs années, alors que j’étais parmi les leaders du mouvement écologique au Québec, j’ajoutais Ph.D. après mon nom, et laissais croire par là à plusieurs qui voulaient le penser que j’étais biologiste. Ils ne voyaient pas de place pour d’autres sources d’intervention sérieuse dans le domaine. J’avais par ailleurs l’impression que cela donnait de la crédibilité à mon action.

Il m’a fallu du temps pour m’apercevoir que l’orientation qui est la mienne depuis maintenant plus de vingt-cinq ans ne nécessite pas de connaissances techniques. Dans un monde où, justement, le progrès des sciences fournit des informations qui dépassent par leur nombre et par leurs implications notre capacité de les gérer, je suis finalement satisfait qu’il existe un rôle pour les généralistes, pour les lettrés. Dans une large mesure, notre incapacité de bien encadrer les applications de nos connaissances scientifiques et technologiques et de bien gérer nos affaires publiques nous laisse aujourd’hui avec une crise dont les proportions doivent encore pénétrer la conscience générale.

Récemment, j’ai eu l’occasion de passer deux ans entouré d’un grand nombre d’ingénieurs et d’ingénieurs forestiers, qui, eux, appartenaient à des ordres (alors que même les biologistes ne sont pas ainsi reconnus). J’ai pu apprécier grandement leur contribution à l’effort que nous faisions. Mais à l’instar de mes collègues ingénieurs et ingénieurs forestiers, ma prochaine carte d’affaires, en tant qu’écologiste sans formation, ni en biologie ni en écologie, comportera l’indication « phil.» J’ai un doctorat (en méthodologie scientifique), mais je ne sens plus le besoin de l’utiliser pour impressionner (ce qu’il ne devrait pas faire de toute façon, remontant maintenant à vingt-cinq ans). Je n’appartiens pas à un ordre, mais j’ai l’impression que cela non plus ne donne plus le statut d’autrefois, même si les biologistes québécois font campagne actuellement pour obtenir une telle reconnaissance.

Je suis un « simple » philosophe, avec plus de trente ans d’expérience dans l’animation de dialogue entre des personnes (« intervenants » dans le jargon paragouvernemental, « étudiants » dans mon jargon professionnel) qui ne sont pas d’emblée d’accord, qui assez souvent n’ont pas encore bien compris les enjeux auxquels elles doivent faire face, et qui n’ont pas encore pris la peine de bien regarder ces enjeux à la façon dont ils sont perçus par d’autres. Harvey Mead, phil., trop engagé depuis trop longtemps même pour prétendre être un « vrai » philosophe, est enfin assez confiant de pouvoir offrir quelque chose au débat de société sur l’environnement et le développement durable, et n’a rien à cacher.

Voilà pour la mise en garde quant à l’auteur de ce qui suit, et voici quelques réflexions sur le monde des lettrés quant à leur insertion dans le vrai monde. Les États-Unis mènent actuellement un débat, campagne électorale oblige, sur la façon dont ils peuvent conserver leur qualité de vie actuelle devant les menaces de la mondialisation. Les médias notent qu’avec 5% de la population mondiale, les Américains sont responsables de 25% de la production de biens dans le monde. Il s’agit d’un chiffre que les écolos comme moi font valoir depuis bien longtemps, mêlant dans nos préoccupations la scandaleuse inégalité qui sévit dans le monde depuis presque toujours, mais peut-être un peu plus depuis 50 ans, à nos efforts pour réorienter le mal-développement qui est en cause.

J’ai été frappé par le chiffre, non pas par ce qu’il m’a appris, mais par l’ampleur du défi qu’il lance maintenant presque à quiconque accepte d’y penser, alors qu’avant, il était quasi réservé à la consommation interne du mouvement environnemental. Les États-Unis (et le Canada est dans la même situation) peuvent bien y penser: ils ont cinq fois plus que leur part équitable des bénéfices de l’activité économique mondiale actuelle. L’avenir nous dira – à nous qui doutons que l’idée de croissance soit autre chose qu’un leurre – s’ils vont pouvoir maintenir cet état de fait, aux dépens des milliards d’individus qui actuellement vivent dans la pauvreté, ou s’ils vont continuer à voir leur hégémonie érodée par le transfert de la production des biens vers d’autres lieux. Le deuxième scénario, malheureusement, ne garantit pas que les pauvres d’aujourd’hui en profiteront, ni l’environnement.

On pourrait se permettre de croire qu’une réflexion de ce genre sur l’équité exige peut-être le type de luxe que les Grecs anciens pouvaient se permettre avec l’aide de leurs esclaves, et que nous permettons avec l’équivalent, nos « esclaves » du Tiers monde. Non seulement dépendons-nous, pour notre qualité de vie, d’un niveau d’emplois cinq fois plus élevé que notre juste part, mais nous, en Amérique du Nord, consommons quelque 40% de tout ce qui est produit sur Terre, soit huit fois notre juste part. Je ne peux pas dire s’il existe de vrais philosophes dans le Tiers monde, parmi les pauvres.

Une deuxième référence à l’actualité me permettra d’aller plus loin sur ce point. Lester Brown, directeur du Worldwatch Institute, renommé pour ses analyses de l’état de la planète, a récemment publié un livre, Who Will Feed China ? La conclusion: d’ici trente ans, la Chine comptera environ 400 millions de personnes de plus et aura en même temps, suivant le modèle de développement du Japon, de la Corée et de Taïwan, détruit une bonne partie de ses terres arables. Les besoins facilement prévisibles en grain pour les 1,6 milliards de Chinois et de Chinoises à ce moment-là, qui ne seront pas satisfaits par la production interne chinoise, dépasseront la capacité de tout le reste de la planète de produire des surplus pour l’exportation vers la Chine. Le monde sera alors confronté à des prix tellement en hausse en raison de la demande qu’ils risqueront de déclencher une déstabilisation sociale en de nombreux pays. En bon écologiste qu’il est, l’idée du livre, pas si nouvelle que cela, surtout pas pour lui, est venue à Brown alors qu’il lisait, par intérêt, les statistiques publiées par l’Organisation mondiale de l’alimentation. Drôle d’écolo….

Pendant longtemps je me suis senti, comme « écologiste », engagé dans l’effort de régler une crise passagère qui exigeait une sorte de missionnariat. Avec le temps, avec l’expérience, avec le quasi échec de l’effort, je me trouve aujourd’hui paisiblement engagé dans l’effort de remplir mon devoir d’être humain et de citoyen, d’un pays d’abord, d’une planète aussi. Ä mon avis, la  « crise écologique » est passée, ayant défini une époque (telle que vue par les écologistes) où la prise de conscience d’un nouveau défi dans le portrait des défis de l’humanité permettait d’en faire un foyer brûlant. Aujourd’hui, comme mes deux exemples visent à illustrer, il y a de nombreux écologistes qui mettent autant, sinon plus d’énergie, dans les analyses et les débats économiques et sociaux que dans les dossiers strictement écologiques.

Au fond de tout cela, on voit que l’activité humaine, de nos jours, appelle les mêmes réponses qu’il y a 2500 ans, du temps de Socrate, ce qui ramène des philosophes comme moi à un certain état d’âme plus paisible. La tendance moralisante du mouvement écologiste des dernières décennies se confond maintenant dans l’effort de viser le bien, non seulement de la Terre, mais aussi de soi et des autres. Les missionnaires écologistes sont « revenus » en grand nombre, comme beaucoup de « vrais » missionnaires, jouer leur rôle dans leurs propres communautés.

Le mouvement environnemental a évolué avec l’expérience des dernières décennies. Il a appris, je crois, que tout ne va pas toujours et nécessairement pour le mieux dans le meilleur (et le seul, à toutes fins pratiques) des mondes. En dépit de la conviction des écologistes qu’ils possédaient la vérité dans certains cas, le monde ne changeait pas pour autant. En effet, la résolution des problèmes environnementaux passe, comme celle de tous les autres, par les processus « normaux » de ce que je voudrais appeler les « conversations » publiques et politiques. Là, il n’y a pas de résolutions faciles. On est donc à la recherche du meilleur, en permanence.

Ce qui a changé depuis quelque temps est notre rapport avec la Terre qui constitue notre berceau, notre environnement, mais non pas notre principal intérêt. Pour la plupart d’entre nous, l’intérêt principal reste toujours nos concitoyens et nos concitoyennes, et nous-mêmes. Mais nous dépendons tous et toutes de la Terre, et nous sommes maintenant capables de la détruire. Ce faisant, nous nous séparerons de façon définitive de nous-mêmes. Nous pourrons toujours décider, comme Ben dans le film Leaving Las Vegas, de nous saouler à mort dans les quatre semaines qui viennent, en dépit de la rencontre amoureuse qui pourrait donner un sens à notre vie. Mais nous ne sommes pas tous des alcooliques comme Ben, incapables de changer. Et le sort de Sera, dans le même film, doit nous laisser songeur, devant le résultat d’un quasi échec, un monde sans amour, sans amitié, sans réflexions et sans relations humaines profondes.

J’ai entendu récemment un « beau mot » que n’importe quel philosophe pourrait articuler, et qui nous décrit trop bien. En vieillissant, le philosophe apprend de moins en moins sur de plus en plus de choses, alors que ses confrères des ordres scientifiques et autres apprennent de plus en plus sur de moins en moins de choses. J’accepte cet état de fait, dans un esprit qui me fait même grand plaisir. Après un contact de près de quarante ans avec les œuvres de Platon et un effort aussi long pour suivre le modèle de Socrate, je comprends un peu mieux le sens de leur refus du savoir. Socrate l’a montré par le refus de « publier », Platon l’a suivi par l’invention du « dialogue », cette littérature dans laquelle il ne dit jamais rien et qui pousse ses lecteurs à leur propre réflexion, sans qu’ils puissent jamais quitter le livre se pensant être maîtres de la vérité.

Relever le défi écologique constitue un prérequis pour le maintien de notre chance de profiter de notre passage sur Terre, passage que nous devons nous préparer à terminer, comme Socrate, dans la paix, après une vie de dialogue avec les autres et non pas dans la misère ou dans la guerre. Le défi nous oblige maintenant à justement vivre cette vie de dialogue, puisqu’on ne peut le relever que par le dialogue.

Me référer à la vie de Socrate et à la mort de Ben m’amène tout naturellement à celle de ma mère, toute récente. En prenant sa retraite à l’âge de 65 ans, en 1970, elle ne se rendait pas compte qu’elle se lançait dans une nouvelle carrière qui allait durer 25 ans. C’était une carrière qui allait prendre pour objet la pauvreté, le gaspillage des ressources humaines et naturelles par la course aux armements, la construction de prisons pour des gens que la société n’a pas pu garder dans la bonne voie, et, bien sûr, la conservation de la Terre. En passant en revue les documents qui faisaient le récit de cette carrière, j’ai pu aussi reconstituer le bilan des quelques 40 arrestations de ma mère après l’âge de 80 ans, pour avoir suivi la désobéissance civile de Gandhi et d’autres.

J’ai pu aussi réfléchir assez longuement sur les groupes auxquels elle appartenait, où j’avais l’impression que les gens, lors de leurs rencontres, récitaient les litanies de tout ce en quoi ils croyaient. J’ai découvert que c’était précisément cela qu’ils faisaient, parce que les marginaux, qu’ils soient écolos ou pacifistes, ou qu’ils soient de simples êtres humains conscients de leur solitude possible et de leur besoin de dialogue, finissent par consacrer des rites, de passage ou de la vie de tous les jours. Les écrivains de Liberté, autres marginaux, se sont constitué, depuis près de 40 ans, leur propre réseau de soutien, où des débats, des échanges, des partages d’idées civilisées ont pu se concrétiser. Lorsque nous sortons des « cellules » où nous pratiquons nos rites pour mener la vie dans la société civile, le dialogue est l’espoir.

C’est à ce moment-là que le généraliste, qu’il soit philosophe ou écrivain, en présumant d’une différence que je ne chercherai pas à valider, se trouve dans un autre milieu qu’il peut également appeler le sien. Il est bien intéressant, ces jours-ci, de découvrir que les compagnies d’assurance et de réassurance sont devenues des « alliés » des   « écologistes ». La Munich Reinsurance Company, la plus grosse société de réassurance au monde, constate, dans son rapport de 1994, une hausse exponentielle, depuis environ 20 ans, du nombre de catastrophes « naturelles » majeures, surtout climatiques, ainsi que des pertes économiques et des pertes assurées. Il s’agit de montants qui atteignent les milliards de dollars, à chaque coup. La compagnie juge maintenant, pour des raisons d’affaires, que le risque d’erreur dans notre planification « normale » est très grand. Elle incite les pays avancés qui ont signé la Convention cadre sur les changements climatiques – la Convention de Rio – à respecter leur engagement de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.

Il n’est plus nécessaire d’être écolo pour être grandement préoccupé par l’état de la planète dû à l’intervention humaine. Et le partage de préoccupations ne se fait que dans la prise de conscience que le contact des différentes solitudes est ce qui constitue justement la société civile.

Mon sentiment comme professeur, pour qui transmettre mes connaissances à mes élèves n’est pas la chose la plus importante, trouve ses assises dans ce constat. La capacité de gérer le dialogue l’emporte, et de loin, sur le transfert de connaissances toujours en apprentissage, même chez le professeur…. Depuis au moins l’époque de Spoutnik, mais probablement depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, nous mettons l’accent sur les connaissances techniques de nos diplômés. Mais en dépit de ce qu’ils auront appris en termes techniques, ces élèves ont et auront besoin en priorité des mêmes capacités que Platon et Montaigne cherchaient à implanter chez leurs interlocuteurs et leurs lecteurs. Ils sont et vont être aux prises dans leur vie avec des situations qui pourront, je crois, se comparer aux défis des gens de la génération de mes parents, confrontés à une guerre monstre. On ne peut oublier le nombre de guerres qui ont sévi depuis celle-là et qui sévissent toujours.

Encore une fois, c’est le généraliste qui parle, en pensant cette fois à Platon. Il écrivait pour des gens capables de mener une certaine réflexion dans leur vie et a choisi de ne rien transmettre de « concret », rien que des questions. Cela constitue toujours un modèle difficile à suivre pour les autres écrivains, qui doivent composer avec l’esprit passager de leur œuvre et même en tenir compte dans le geste d’écrire. Pour moi, la référence sans détours à l’aléatoire de la vie quotidienne, de la vie personnelle, constitue un gage que l’écrit n’ira pas très loin. Le but, c’est de répondre à certains blocages, à certains manques de dialogue, à une certaine prise de conscience qui n’est pas toujours consciente de ses déficiences. Il s’agit de l’effort d’engager un dialogue.

Pendant longtemps, j’ai accepté ce qui semblait être un fait : que je vivais une vie un peu schizophrène, où mes élèves n’entendaient jamais parler de l’environnement, alors que mes collègues écolos ne savaient même pas que je gagnais ma vie dans la « philosophie ». Il y a quatre ans, en quittant le ministère de l’Environnement après un passage de deux ans comme sous-ministre adjoint, j’ai réécrit mon CV et j’ai réglé la question de la schizophrénie. Une poussée vers le dialogue peut se faire n’importe où. Le contenu peut avoir son importance, mais seulement s’il est pris avec un grain de sel, devant la reconnaissance que nous prenons nos décisions, comme citoyens et citoyennes, dans une absence plus ou moins complète de compréhension, mais dans l’espoir de posséder les outils qui nous permettront de corriger le tir lorsque nous commettrons de nouvelles erreurs.

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