Le schiste : la bulle financière de notre temps

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Par Harvey Mead
Commissaire au développement durable 2007-2008
Auteur, L'indice de progrès véritable: Quand l'économie dépasse l'écologie (MultiMondes, 2011)


Il y a lieu de croire que l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste n’est pas rentable, et l’accent sur ces nouvelles ressources (en y ajoutant les sables bitumineux) représente l’équivalent d’une bulle financière. Les coûts de l’exploitation sont tels que des analystes connaissant les enjeux financiers et économiques en cause prévoient l’éclatement de la bulle d’ici quelques années à peine. Une telle analyse fournit une perspective différente pour la résistance qui s’impose alors que nous nous approchons de l’effondrement de notre système économique actuel.

[voir les deux mises à jour à la fin de l'article pour d'autres références]

Il y a une sorte de découragement au sein des groupes écologistes face au développement des énergies fossiles non conventionnelles, surtout le pétrole et le gaz de schiste, mais aussi les sables bitumineux. Dans une perspective de contestation traditionnelle, tout semble déjà joué auprès des décideurs, obnubilés par l’idée d’une Amérique saoudite avec de riches gisements qui se trouvent un peu partout.

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Lors d’échanges sur le sujet de temps en temps, il s’avère difficile de présenter une autre perspective avec rigueur, tellement la littérature sur le sujet est abondante et contradictoire. Pourtant, de nombreuses indications suggèrent que le fondement économique de ce développement est sérieusement déficient et qu’il s’agit actuellement d’une sorte de bulle financière qui cache l’effondrement en progression. Il me paraît pertinent de fournir ici la perspective difficile à formuler spontanément lors d’échanges informels. Les sources reviennent pour la plupart du temps dans mes différents articles et plusieurs sont associés aux analystes du phénomène du pic de pétrole.

Une autre perspective économique

Le thème de bulle financière est la perspective qu’en donne Tim Morgan, analyste financier anciennement de Tullet Prebon qui a écrit Perfect Storm“Shale Gas : The Dotcom Bubble of Our Times”, publié au mois d’août dans le journal The Telegraph en Angleterre, ne fournit pas une analyse, et suit ce qui circule déjà dans d’autres milieux, mais cible bien le contraste entre le discours et la réalité qui marque souvent les bulles (merci à Enjeux énergies pour avoir fourni la piste). Un survol des quelque 375 commentaires sur l’article donne une idée de la confusion dans les débats actuels, et n’aboutit pas à beaucoup de clarification. Une référence intéressante est faite à des progrès sur le plan de la technologie, mais rien ne met en cause le constat de base : un rendement financier négatif aux États-Unis, dans le schiste.

Mark Lewis, ancien directeur de recherche pour la Deutsche Bank, a publié dans The Financial Times en novembre 2013 un article qui fournit les détails de la situation. “Toil for oil means industry sums do not add up” met en évidence les investissements (capex, ou capital expenditures) de plus en plus importants de l’industrie pour une production de moins en moins importante et cela à un coût de plus en plus important. La combinaison de ces éléments fournit une perspective pour le développement des hydrocarbures qui suggère que nous atteignons des limites dans un approvisionnement qui ne détruira pas les fondements économiques de nos sociétés.

C’est assez intéressant de noter que Morgan et Lewis semblent rejoindre le Canadien Jeff Rubin dans la liste d’anciens joueurs des milieux financiers qui sont arrivés à cette même perspective et qui ont quitté leur milieu pour devenir intervenants à titre personnel ; je manque les détails pour Morgan et Lewis à cet égard.

Le phénomène de la Red Queen

À son tour, Thomas Homer-Dixon, analyste à qui je me réfère souvent, a fait paraître un texte dans The Globe and Mail en décembre dernier. “We’re Fracking to Stand Still” présente la problématique par le biais des énormes investissements requis pour tout simplement maintenir l’approvisionnement acquis; il fait référence ce faisant à l’histoire de la Reine rouge (Red Queen) de Lewis Carroll, créateur d’Aventures d’Alice au pays des merveilles, dans De l’autre côté du miroir. Homer-Dixon souligne le déclin dans l’ÉROI de l’exploitation non conventionnelle (12 :1 pour les gisements les plus riches, mais environ 4 :1 pour l’ensemble de l’exploitation du schiste). Il termine en soulignant le prix en hausse qui pourrait se présenter devant la demande de la Chine et de l’Inde pour des ressources de plus en plus difficiles et coûteuses à exploiter. Il cite une projection de l’OCDE d’un prix de $195 en 2020.Tainter-Patzek p.40 5

Mark Lewis souligne à cet égard, ce que j’ai souligné de différentes façons dans mon dernier article, que nous avons peut-être atteint déjà la limite du prix à environ $110. Il s’agit en effet de l’élément fondamental dans le modèle de Halte à la croissance et que Graham Turner met en évidence dans ses mises à jour du document. Avec l’épuisement progressif des ressources non renouvelables les plus accessibles et les moins coûteuses à exploiter – surtout celles énergétiques – , leur coût augmente et oblige la société à détourner du capital qui alimente d’autres secteurs de l’économie vers le seul secteur d’approvisionnement en ressources. Le résultat est le déclin économique de l’ensemble, le début de l’effondrement qui donne toutes les indications d’être à nos portes – la Red Queen ne réussirait plus à maintenir sa place face aux pressions.

Les fondements de l’analyse

D’autres analyses fournissent les détails du portrait, même si c’est toujours avec un certain retenu. J’ai déjà eu l’occasion de référer à Drill, Baby, Drill de J. David Hughes. Cet expert dans le domaine a fourni une présentation à l’Association des géologues américains en octobre 2013 qui détaille entre autres le nombre de puits forés dans les principaux sites d’exploitation américains. Même si la technologie va sûrement s’améliorer dans le domaine des forages, et ainsi réduire les coûts, “Tight Oil : A Solution to U.S. Import Dependance?”propose en d’autres termes que l’exploitation du schiste représente l’équivalent d’une bulle. Il indique que l’exploitation n’est tout simplement pas rentable; les gros joueurs se retirent et il y a de nombreuses faillites parmi les petits.

Marc Durand nous fournit de semblables analyses pour les dossiers québécois, et a récemment créé un siteGisements non conventionnels d’hydrocarbures où l’on peut voir l’ensemble de ses analyses. Parmi les contributions de Durand est son effort d’estimer les émissions des puits abandonnés, cela sur le long terme. Il s’agit probablement de l’impact environnemental le plus important de tout ce développement, mais n’impressionne pas plus les décideurs que les autres impacts. Lui aussi souligne la non rentabilité de cette exploitation, avant même de faire intervenir les impacts environnementaux et sociaux que les décideurs promettent de «gérer» comme ils font depuis des décennies – par après, et sans succès.

Les envois de Charles Hall fournit de nombreux liens à des analyses très sérieuses, en mettant un accent sur les implications du décline de l’ÉROI partout. Vous pouvez les suivre en contactant Hall à chall@esf.edu (en faisant en anglais la demande d’être mis sur sa liste d’envoi). C’était un envoi de décembre dernier de Hall qui présentait l’analyse de Mark Lewis et l’article de Thomas Homer-Dixon.

Actifs échoués

Ce terme s’applique à des actifs qui, même s’ils se trouvent dans les livres, ne pourront pas être convertis en bénéfices. J’ai déjà souligné dans les échanges sur mon article «Promouvoir la bonne résistance» le travail de la Carbon Tracker Initiative. Alors que le mouvement 350.org, partant de ce travail, utilise l’idée que les actifs des pétrolières devraient être considérés comme échoués pour environ 80% d’entre eux, ce mouvement ne fait pas la promotion de la bonne résistance. Son effort important pour sensibiliser les décideurs au défi des changements climatiques, dont la marche à New York organisée pour le 21 septembre prochain, se butera à la situation que j’essaie de décrire de différentes façons. Il est techniquement, économiquement et politiquement impossible de concevoir un accord sur le climat qui respectera le budget carbone établi par le GIEC dans son dernier rapport.

Le travail de Morgan, de Lewis, finalement, de l’ensemble des analystes qui soulignent ce que le Carbon Tracker Initiative met en chiffres, nous met devant la résistance appropriée. Il nous faut concevoir, non pas une «transition» qui leurre de nombreux activistes, mais les fondements d’une nouvelle société respectueuse des limites mises en évidence par le Club de Rome il y a 40 ans et qui se présentera lors de l’effondrement qui vient, selon les projections du Club et en suivant de nombreux indices contemporains.

Une telle approche à la résistance est signalée par Steven Kopits dans sa distinction entre les projections fondées sur la demande et celles fondées sur l’offre. J’en ai parlé en octobre dernier dans un article où j’essayais de souligner les orientations risquées des groupes environnementaux qui interviennent dans les débats sur l’énergie. Kopits, dans une conférence de février dernier, est très explicite et la vidéo de cette conférence mérite le temps d’écoute. De son coté, Gail Tverberg couvre aussi l’ensemble de ces dossiers sur son blogue, Our Finite World, incluant une approche à ces projections. Elle y fournit même une présentation de la conférence de Kopits. Il s’agit ici de deux autres sources d’information et d’analyse pour la formulation de la bonne résistance..

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