Au Chili, un monstre de déchets miniers détruit la vie et l’agriculture locales

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Un article de Elif Karakartal pour le média environnemental français Reporterre

Le réservoir de déchets miniers El Mauro est le troisième plus grand au monde. Photo : Elif Karakartal/Reporterre

El Mauro, au Chili, est le plus grand réservoir de déchets miniers d’Amérique latine. Ses boues toxiques menacent le village voisin de Caimanes, sans que rien ne soit fait pour prévenir les risques. Un cas d’école de l’impunité dont bénéficient les compagnies minières.

La rupture d’un barrage minier à Minas Gérais, au Brésil, le 25 janvier 2019 a provoqué la mort d’au moins 160 personnes. Trois ans plus tôt, une catastrophe semblable avait eu lieu dans la même région : des coulées de boue toxique avaient détruit un village et l’écosystème du Rio Doce jusqu’à polluer l’océan Atlantique. L’accélération de projets extractivistes et leur gigantisme [1] entraînent des conséquences graves et des désastres dans le monde entier. Le cas du Mauro, au Chili, le plus grand réservoir de déchets miniers d’Amérique latine, fait écho à la catastrophe minière du Brésil.

Les déchets miniers sont les sous-produits de l’extraction des métaux. Tandis que les métaux purifiés sont commercialisés, leurs résidus, eux, restent. Composés de roches moulues, de métaux lourds et produits chimiques, ils sont stockés dans d’immenses réservoirs au milieu de la nature [2]. Au Chili, le réservoir du Mauro qui reçoit les déchets d’une des plus importantes mines de cuivre du pays, Minera Los Pelambres (MLP), appartenant à la multinationale Antofagasta Minerals, a été construit à 60 km du gisement minier et dispose d’une très large superficie [3] pour recevoir les déchets.

Le réservoir de déchets miniers d’El Mauro et village de Caimanes, à 8 km en contrebas.

Aux habitants du village de Caimanes, situé à 8 km en contrebas de Mauro, MLP a vanté les qualités du projet au début des années 2000 : plus question de déchets miniers ni de pollution mais de développement et de travail, pas d’effet sur l’eau ni de mise en danger. Ce projet fut même présenté comme une vaste opération de revalorisation du patrimoine archéologique. Aujourd’hui, le réservoir du Mauro à l’allure d’une immense étendue d’eau blanchâtre encastrée dans les montagnes. Il accumule plus de 1.714 millions de m3 de tonnes de déchets miniers. C’est le troisième plus grand réservoir de déchets miniers du monde.

« Zone de sacrifice. » Banderole du comité de défense de Caimanes. Photo : Elif Karakartal/Reporterre

Au Chili, les opérations de construction du Mauro ont bloqué la circulation des eaux. « Des 35 affluents inscrits dans ce secteur, 28 se sont asséchés en trois mois et l’eau n’a plus été suffisante ni pour irriguer, ni pour boire, ni pour les animaux, témoignait ainsi un habitant dans le documentaire Le Chantage à l’eauIls ont asséché les nappes qui alimentaient les affluents qui nous donnaient de l’eau. » Outre le tarissement, des analyses ont montré la pollution des nappes. Agriculteurs et éleveurs ont perdu leurs activités et nombre d’entre eux n’ont eu d’autres choix que d’occuper des sous-emplois pour MLP. « Avant, tout le monde cultivait ici, racontait un paysan en 2016L’année où ils ont commencé à construire le mur de contention du réservoir, l’eau a commencé à disparaître. Moi, je semais des haricots, des pommes de terre, j’ai dû tout arrêter. »

Les habitants continuent de vivre sous la menace d’un monstre de déchets miniers 

La vie de la communauté s’est retrouvée bouleversée. Peu sont parvenus à tirer leur épingle du jeu. « MLP n’a apporté aucun progrès ici, estimait un opposant interrogé en 2017. Il y a eu du développement pour les commerçants, pour ceux qui ont des restaurants ou des hôtels. Cinq entrepreneurs se sont enrichis. Mais, le développement, ce serait que la communauté entière se renforce, qu’il y ait des avancées globales et culturelles, qu’il y ait une unité dans le village. » Mais l’unité semble s’en être allée, elle aussi : « Il y avait une amitié immense entre les gens, on partageait tout, poursuivait-il. Aujourd’hui, plus personne ne partage quoi que ce soit. On est divisés parce que certains sont pour et d’autres contre MLP. On a peur les uns des autres. »

Malgré une opposition majoritaire au projet minier et leurs recours devant les tribunaux, les habitants continuent de vivre sous la menace d’un monstre de déchets miniers. Ils se décrivent aujourd’hui comme une « zone de sacrifice  ».

La digue de contention du réservoir du Mauro mesure près de 300 mètres de hauteur. Elle-même est façonnée de déchets miniers compactés. Le réservoir n’est pas à l’abri d’un effondrement. Il n’est pas conçu pour résister à un séisme dépassant 7,5 de magnitude sur l’échelle de Richter [4]. Or, les séismes au Chili dépassent parfois ce seuil. Ce risque est donc de l’ordre du possible, d’autant plus que le réservoir a été construit sur des failles géologiques. Le volume exceptionnel du réservoir du Mauro laisse supposer un danger plus important encore que dans les cas de Minas Gerais. Inquiète, une habitante de Caimanes expliquait « ne plus pouvoir dormir tranquille, de peur que ce monstre s’effondre et nous ensevelisse tous ».

La digue de contention du réservoir du Mauro mesure près de 300 mètres de hauteur. Photo : Elif Karakartal/Reporterre

L’intérieur du réservoir contient 1.714 millions m3 de déchets miniers (cyanure, arsenic, plomb, cadmium, zinc mercure). Le contact des déchets miniers avec l’eau fragilise la construction, ce qui pourrait aussi provoquer son effondrement par liquéfaction. MLP a toujours réfuté la thèse d’un manque de résistance du réservoir, argumentant que le réservoir « a été dessiné et construit pour donner des garanties de sécurité structurelle et environnementale », tout en avouant par ailleurs que bien que « les installations soient solides, la nature est imprévisible ». Les catastrophes de Minas Gerais montrent que la sécurité de ce type d’installation qui stocke des volumes importants de déchets non solides est toujours soumise à risque.

Les coulées de boue enseveliraient Caimanes en moins de dix minutes 

La catastrophe de 2015 a été décrite comme la plus grande de l’histoire du Brésil. Les conséquences d’un incident au Mauro seraient encore plus dramatiques. On calcule que, en cas de rupture du Mauro, les coulées de boue enseveliraient Caimanes en moins de dix minutes et atteindraient rapidement le port de Los Vilos jusqu’à contaminer l’océan Pacifique, situé à 45 km. La Cour suprême du Chili a reconnu en juillet 2013 que le Mauro constituait un danger.

Au Chili, MLP a tardé huit ans avant d’installer un système d’alarme et de signalisation et ne l’a fait que parce qu’elle y était contrainte par ce jugement de 2013 de la Cour suprême. L’entreprise s’était aussi engagée à sécuriser la partie inférieure de Caimanes directement exposée à la potentielle trajectoire des déchets miniers. Mais cet engagement n’a pas été respecté et la communauté reste vulnérable.

En 2014, la Cour suprême a ordonné à MLP « de restituer le cours naturel des eaux », puis en 2015 de procéder à « la démolition du réservoir du Mauro ». Mais MLP exerce des pressions auprès des politiques et de l’opinion publique pour détourner la raison d’être de la décision au profit de raisons d’ordre économique, affirmant en substance que si MLP exécutait la décision de justice, il y aurait du chômage et ce serait un coup porté à la croissance économique. En 2016, MLP employait 5.647 personnes pour l’ensemble de son processus de production minière (mine et réservoir) mais, de ce total, seuls 16 % étaient employés directement par l’entreprise, l’immense majorité étant constituée par une main-d’œuvre temporaire, fournie par des entreprises sous-traitantes.

Au Chili, l’impuissance des autorités politiques à contraindre de puissantes entreprises comme Antofagasta Minerals à mettre en application les décisions de justice tient aux réseaux politico-économiques des multinationales. À tous les niveaux, un chantage s’exerce auquel il est difficile de résister : au niveau local, ce sont les menaces à l’emploi et au budget des communes ; au niveau national, ce sont des pressions pour flexibiliser les normes environnementales dans le cas de projets jugés prioritaires. Ces facilités prennent pied dans un univers de « portes tournantes », où plusieurs ministres du gouvernement ont travaillé avant ou simultanément pour les entreprises minières. Le scandale du ministre Insunza, contraint de démissionner car il exerçait parallèlement à sa fonction un rôle de conseiller pour Antofagasta Minerals, en est un exemple.

« Seuls ceux qui étaient d’accord ont été autorisés à participer aux réunions » 

Face à la multiplication de conflits environnementaux et pour mettre un terme à la judiciarisation des conflits, les lobbies miniers chiliens ont fondé Valor Minero, une institution publique-privée à laquelle sont associés plusieurs ministres du gouvernement. La théorie qui y est développée est celle de « l’inclusion sociale », un concept qui propose d’associer les habitants des « zones de sacrifices » aux projets des compagnies minières et de résoudre les conflits par le dialogue.

En 2015, Caimanes a été un des lieux d’expérimentation pilote de cette nouvelle stratégie au travers d’un processus réalisé sous la supervision de la branche chilienne de l’ONG Transparency (Chile Transparente). L’objectif était d’étudier ensemble la façon de remédier au conflit et de se mettre d’accord sur la façon dont MLP allait exécuter les décisions de justice de la Cour suprême pour restituer l’eau et garantir la sécurité aux habitants.

Mais, à la suite d’un référendum où MLP n’a pas réussi à obtenir le quorum pour valider son projet, les opposants ont été exclus. « Seuls ceux qui étaient d’accord ont été autorisés à participer aux réunions et les autres, comme moi, qui n’étions pas d’accord, nous avons été expulsés », rapportait un habitant. Ainsi, MLP a réussi à obtenir les signatures d’une majorité des habitants en faveur d’un accord, en échange de milliers de dollars versés uniquement à ceux qui le signaient. Par cet accord, MLP s’est libéré de ses obligations avec la justice.

 Tous les efforts des habitants pour que leur cas soit jugé et résolu par la justice du pays ont été ruinés

Trois ans plus tard, MLP n’a toujours pas tenu ses engagements de restituer une eau de qualité et de mettre en sécurité le village. En revanche, la compagnie prévoit d’agrandir encore El Mauro. Tous les efforts des habitants pour que leur cas soit jugé et résolu par la justice du pays ont été ruinés. « Certains ont accepté des miettes en échange du danger de MLP, regrettait un autre opposantL’entreprise a offert de l’argent qui jamais ne compensera le mal qu’ils nous ont fait et les dommages irréparables qu’ils nous laissent. »

Durant 75 jours, en 2014, la communauté de Caimanes a organisé le blocage de la route à quelques kilomètres du Mauro pour exiger l’application de la décision de la Cour suprême. Photo :Elif Karakartal/Reporterre

Durant les assemblées du processus, MLP s’opposait systématiquement à toute discussion remettant en cause ses installations, quand bien même cela aurait permis de restituer l’eau. Les modalités du « dialogue » portaient uniquement sur la gestion partagée des effets et/ou les négociations d’avantages. En définitive, ce modèle d’inclusion s’avère exclure tout droit pour une communauté de s’opposer à un projet minier sur son territoire, bien que celui-ci lui serait préjudiciable. Or, négocier des « bénéfices mutuels » dans la logique du « moindre mal » ne saurait se confondre avec la défense des droits ou avec la question de répondre à des dommages environnementaux.

Au niveau international, de nombreuses organisations ont mis en place une campagne pour demander à l’ONU l’instauration d’un traité pour mettre fin à l’impunité des multinationales et introduire des sanctions contraignantes contre les entreprises polluantes. De partout des voix se lèvent pour que les délits environnementaux acquièrent le statut de crime contre l’humanité.

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