Doit-on révéler toute la vérité aux citoyens et consommateurs? (Première partie)

0

Par Me P. Martin Dumas
Consultant international / travail & développement durable


 

Pour assurer la stabilité d’une Cité enviable, Nicolas Machiavel arguait qu’il vaut mieux ne pas exposer toute la vérité aux citoyens et ne pas hésiter, au besoin, à la maquiller ou à la nier. Bon nombre de chefs suivent cet avis religieusement. 

Au moment de déclarer la guerre à l’Irak en 2003, le président Bush justifiait son action par la présence « illégale » (aux termes de conventions de l’ONU) d’armes de destruction massive dans ce pays. Nous savons à peu près tous que de telles armes n’ont pas été découvertes et qu’il s’agissait grosso modo d’une fourberie. Tout l’univers journalistique n’était pas dupe ; des chroniqueurs du New York Times l’anticipaient aussi, mais pas dans les manchettes. Ce que Monsieur Bush a osé révéler à l’amorce de la guerre, en revanche, et ce fut un geste appréciable de transparence, c’est que le style de vie américain n’était pas négociable. Or ce mode de vie, c’est-à-dire le nôtre, est toujours soumis à l’utilisation extensive des produits pétroliers. Il serait dès lors plus commode de convaincre plus ou moins honnêtement des millions de citoyens de déclencher une guerre coûteuse en sol étranger que de défendre pacifiquement avec succès, sur l’axe international, l’objectif de maintenir l’american way of life. Il se cache un bon nombre de vérités qu’on a peine à digérer derrière cette cynique observation. Voyons de quoi il en retourne sur le terrain du développement durable, à petite et grande échelles.

 
La responsabilité citoyenne

On constate d’abord que l’effort de responsabilité demandé aux citoyens – occidentaux, plus spécialement – suppose l’éveil d’une conscience environnementale qui dépasse les frontières administratives des régions et des États. Cette conscience idéale n’est pas moins sociale, par ailleurs : qui se préoccupe sensément de l’environnement ne se préoccupe pas moins du bien-être des humains qui l’habitent. Qui donc se soucierait d’un cataclysme isolé, observé sur une planète inhabitable du système solaire? Sous ce  regard, tous les humains ont des obligations les uns envers les autres, sans égards aux lieux ni aux conditions de leur naissance. Plaît-il ?

Certainement pas à tous. Par exemple, cette vision déplaît aux fiers propriétaires de lave-autos privés, intégrés au garage d’une résidence. Leur machine à laver se présente comme un trait de l’anti-modèle de responsabilité environnementale. Et des gens n’hésiteront pas à les tourner en ridicule – à la condition, pour se montrer cohérents, de ne pas les envier. Mais ne le sont-ils pas encore souvent, enviés?

Quid de l’automobile du futur? C’est un fait inouï que la voiture électrique, dont on semble rêver depuis des décennies au Québec, ne soit pas plus présente sur nos routes. Présenterait-elle le ‘défaut’ d’être moins ‘performante’ que nos voitures plus énergivores? La question se pose : ne serions-nous jamais frustrés ou insécurisés par notre ‘véhicule vert’ si un véhicule plus énergivore et puissant devait nous dépasser sur l’autoroute, sans qu’en tous cas nous puissions techniquement en faire autant? Carburerait-on nous aussi, comme le spectacle de la Formule 1, au mythe de la Grandeur inhérente au dépassement de l’autre? Ou encore à cet autre mythe, plus sexiste, évoqué par Irving Mintzer, analyste du marché pétrolier: “If cars continue to be the crutch upon which we rest the sex life of American males and the sense of security of American females, then we need a lot of oil.” (“Si les automobiles continuent de servir de béquilles au soutien de la vie sexuelle des hommes américains et du sens de sécurité des femmes américaines, alors on a besoin de beaucoup de pétrole.”)*. S’il est imprudent de sous-estimer l’influence générale de ces symbolismes sur le marché de la demande pétrolière, est-il pour autant déraisonnable de contempler une vision autre des rapports d’émulation – e.g., le dépassement de soi, comme premier mode d’affirmation?

Ces illustrations ne nous interpellent pas forcément.  Peu de gens disposent d’un lave-auto mécanisé dans leur garage (sans nous prononcer sur ceux qui en rêveraient) et ils sont légions (sauf erreur) ceux que la puissance d’un moteur laisse indifférents.

 
Regard sur la sécurité alimentaire

D’autres questions ratissent des domaines plus larges.  Sachant, par exemple, qu’on ne peut offrir quotidiennement une portion copieuse de viande à l’ensemble des citoyens de la planète (l’élevage des animaux étant trop énergivore, dans les paramètres actuels), comment orienterons-nous, en tant que consommateurs, la production de cette viande dont le prix relatif devrait continuer d’augmenter? Sachant, dans les conditions climatiques et technologiques contemporaines, 1- que les réserves mondiales de grains s’abaissent depuis 7 ans malgré la hausse généralement continue de la production céréalière, 2- qu’environ 70 millions d’humains devraient s’ajouter annuellement à la population mondiale jusqu’en 2020, 3- qu’un bœuf doit absorber plus de 8kg de grains pour ‘produire’ 1kg de viande, et 4- que les grains aujourd’hui absorbés par nos troupeaux surpassent 7 fois en quantité ceux qui se destinent aux biocarburants**, sommes-nous prêts à manger moins de viande pour libérer plus de grains destinés à la consommation humaine?  À diriger graduellement nos ressources vers d’autres productions alimentaires – c’est-à-dire celles de la viande synthétique et du soya, à titre d’exemple ? Aussi d’irréductibles amateurs de viande attendront-ils que les prix ne les y obligent. D’autres, pour divers motifs et sans soucis financiers, préféreront toujours les menus les plus dispendieux. S’agit-il de réactions condamnables? Ce qu’on peut soutenir avec raison, c’est qu’on pourrait alors assister à l’expression plus apparente d’un certain luxe.

 
Nos amis les États-Uniens

À plus grande échelle, les dispositions de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) prévoyant le maintien des niveaux relatifs d’exportations canadiennes de pétrole vers les États-Unis encadrent certaines des illustrations les plus impressionnantes des enjeux de la responsabilité sociale. Vers qui, sur la planète, les ressources pétrolifères abondantes de l’Alberta devraient-elles être dirigées idéalement? Quid de l’eau du Québec et de son hydro-électricité ?

Étasuniens, Québécois et Albertains se serreraient-ils les coudes dans l’éventualité d’une crise énergétique nord-américaine? Dans le cadre défini plus tôt, il est permis d’être optimiste sur ce point, le Canada et les États-Unis ayant engourdi les réflexes belliqueux dans leurs rapports, sans compter que l’esprit caritatif fleurit encore des deux côtés de la frontière. Ne serait-il pas curieux, par ailleurs, que des rapports d’entraide s’établissent moins naturellement entre Albertains et Québécois qu’entre Étasuniens et Canadiens de toutes provenances, plus généralement ? En ce sens, l’ALÉNA se pose d’autant plus sérieusement comme un gage (imparfait) de paix sur le continent. Mais si, un jour, des villes entières de la Russie et de la Chine devaient combattre le froid au cœur d’une pénurie énergétique et alimentaire prolongée, envisagerons-nous d’élargir le cadre commercial de nos industries en des termes préférentiels ? Nul ne sait précisément comment le Canada fera usage des ressources du territoire, et ce pourrait être autant dans un esprit de responsabilité magnanime que dans celui de la mesquinerie partisane. Ce seront des choix difficiles. Étasuniens et Canadiens jouissent d’un luxe relatif dans le monde et consomment une quantité égale de pétrole per capita : environ 70 barils de pétrole par jour pour 1000 habitants dans les deux pays, comparativement à un peu plus de 30 en Grande-Bretagne et 18 en Russie***.

Ce qui ne signifie pas que nous vivons tous dans l’opulence, mais au jeu des moyennes statistiques, c’est ce qui ressort du tableau. Dans l’univers de la consommation responsable du pétrole – cette ressource non renouvelable – nous n’avons donc pas, à l’échelle nationale, beaucoup de leçons à prodiguer.

 
La responsabilité du savoir

Qui dit savoir dit responsabilité ; or l’information qui responsabilise circule effectivement avec plus d’aisance aujourd’hui, chez nous, et il serait farfelu de prétendre la contrôler centralement, parfaitement, en présence de médias suffisamment libres. Machiavel étant sur ce point plus ou moins dépassé, d’autres interrogations émergent : si nous pouvons savoir, ferons-nous en sorte de ne pas savoir? pour contourner une vérité troublante, de nous aveugler de plein gré?

Un second type de vérité troublante renvoie non pas à des informations dont on se priverait complaisamment, mais bien à des informations susceptibles de discréditer, en l’absence d’une contextualisation appropriée, des initiatives qui, si elles s’avèrent imparfaites, n’en sont pas moins socialement désirables. D’où proviendrait cette contextualisation? Et que faire en son absence ? Il s’agit d’un problème démocratique central qui se révèle dans les conversations de tous les jours.

Il trouve sa pertinence dans le fait que la population ne peut se montrer experte en tout et examiner d’un œil éclairé ce que des spécialistes en rivalité cherchent trop souvent à démontrer en dissimulant leurs intérêts respectifs.  Ces spécialistes sont nombreux et en général décevants. Les experts généraux hautement crédibles sont rares et font montre de prudence dans l’élaboration de leurs conclusions. Distinguer les uns des autres n’est pas une simple affaire. Et la question de départ demeure entière dans ce contexte. Plus précisément : la stabilité des plans visant le développement durable des communautés serait-elle mise en danger par la communication de vérités troublantes les concernant? Ma prochaine communication portera sur cette question.

 


 

 

Par Me P. Martin Dumas
Consultant international / travail & développement durable

 


Sources :

*     Extrait tiré du International Herald Tribune (décembre, 2005, p. 3-4).
**   Food and Agriculture Organization (avril 2008) ; U.S. Department of Agriculture (2001).
*** CIA World Factbook (2005).

 

Partager.

Répondre