Hommage à des piliers de civilisations

0

Par Éric Alvarez,
Chercheur à la Société d'Histoire Forestière du Québec


 

Mots-clés : forêts, usages, démographie, histoire, société, Année internationale des forêts.

Les forêts comme piliers de civilisations? Un peu fort? Non. En fait, comme je vais le montrer, on pourrait même dire des piliers d’empires.

Les forêts ont joué un rôle bien ingrat dans notre histoire. Tantôt pourvoyeuses de nourriture, tantôt coupées ou brûlées afin de produire des biens de commodité. Mais peut-être que le plus triste est que leur importance historique fut malheureusement oubliée. Dans cette chronique, un peu plus longue qu’à l’accoutumée, je vous invite à redécouvrir une petite partie de cette histoire basée sur deux principales références : Devèze (1965) et Perlin (2005).

 

Les usages de la forêt

Une chose qui frappe lorsque l’on en apprend davantage sur l’histoire des forêts, c’est la quasi infinie diversité des usages auxquels elle a répondu au fil du temps. En fait, sans forêts, peu ou pas de sociétés auraient pu se développer. Pendant plus de 5 000 ans, le bois a été le combustible de chauffage de choix de presque toutes les sociétés. Les sources d’énergies alternatives ne prenant le relais que par manque de la ressource bois. Et quand on parle de chauffage, ce n’est pas seulement pour les besoins privés. Diverses industries minières (cuivre, fer, argent,…) ont eu le bois comme principale source d’énergie pour la transformation des minéraux. Le bois a aussi été, et continue à être, un matériau de choix dans une grande diversité de constructions. Jusqu’au milieu du 19e siècle, les transports étaient tributaires du bois. Les bateaux étaient construits en bois; aux États-Unis, les premières locomotives utilisaient le bois comme source d’énergie tout comme les premiers bateaux à vapeur. La liste peut être longue… La forêt a servi, et sert toujours, d'abri et de source de nourriture pour bien des communautés. Et si la société civile a été bien servie par la forêt à travers le temps, le monde militaire peut en dire tout autant alors que le bois fut utilisé pour les fortifications et la production de différentes armes. En fait, une des meilleures preuves de l’importance des forêts dans la vie des sociétés vient du langage. Les Sumériens, qui établirent la première société urbaine il y a 4000 ans avant J.C. avaient un symbole pour désigner tous les produits avec du bois. En Irlande, l’utilisation des bois était si commune que les anciens noms des lettres de l’alphabet étaient en fait des noms d’arbres!

Si les forêts ont beaucoup donné aux sociétés, pouvant même être à la base de leur richesse, elles ont aussi paradoxalement beaucoup souffert des sociétés qu’elles ont enrichies. Je donnerai ici l’exemple de l’île de Chypre entre 1300 et 1050 avant J.C. (Âge du Bronze). Chypre avait beaucoup de cuivre et de nombreuses forêts. Le bronze, qui était le matériau le plus recherché à cette époque était composé d’un alliage de cuivre et d’étain. Se servant de la chaleur produite par le charbon de bois pour extraire le cuivre par fusion et le vendre à ses voisins méditerranéens, Chypre connut une grande période de prospérité. Or, pour produire un seul lingot de cuivre, il fallait six tonnes de charbon de bois et cela nécessitait 120 pins! Cette industrie dura près de 200 ans, soit jusqu’à ce que seules les montagnes possèdent encore quelques forêts. Si cela amena les chypriotes de l’époque à faire plus usage de recyclage et à diminuer la quantité de bois nécessaire à la production du cuivre, le mal était fait. Non seulement ils ne purent maintenir leur niveau de production mais des problèmes écologiques se mirent de la partie. Les sols dénudés ne pouvaient plus retenir l’eau des pluies et les villes reçurent régulièrement des torrents de boue. La production de cuivre, qui avait connu son pic autour de 1200 avant J.C. fut complètement arrêtée en 1050 avant J.C. À ce moment, 90% des zones d’habitation avaient été abandonnées.

La dynamique de cette histoire s’est répétée de nombreuses fois dans le temps. La démographie d’une société s’accroit; ses besoins en chauffage, privés et industriels augmentent; la forêt est coupée et défrichée tant pour le bois de chauffage que pour laisser place à l’agriculture. Le bois vient à manquer, la ressource bois devient de plus en plus difficile à aller chercher et les problèmes environnementaux s’accroissent, particulièrement par la voie de l’érosion et un appauvrissement des sols. Si une société devient alors incapable de trouver d’autres bois, elle décline. Certaines sociétés ont cependant su trouver le bois nécessaire à leur croissance pour bâtir un empire. Deux exemples : les romains et les anglais.

 

Les romains et la forêt

Les romains utilisèrent énormément de bois pour bâtir et maintenir leur empire. Après avoir utilisé ce qu’il y avait à proximité de Rome, c’est par le biais de conquêtes de milieux alors très boisés, soit en Afrique du nord, dans les Gaules (France), en Germanie (Allemagne), en Bretagne (Grande-Bretagne) et dans la péninsule ibérique (Espagne), que les romains furent en mesure de maintenir leur niveau de vie. La péninsule ibérique paya un tribut particulièrement lourd car c’est principalement dans cette province de Rome que fut extrait l’argent servant aux pièces de monnaie et, conséquemment, à financer l’empire. Or, la conversion du minerai en métal demandait énormément de bois pour atteindre les chaleurs désirées. Il est estimé que sur la durée (400 ans) de cette industrie, 500 millions d’arbres furent sacrifiés. Quand le bois vint à manquer, l’empereur Commode n’eut d’autre choix que de diminuer la proportion d’argent dans les pièces de monnaies. Une initiative suivie par d’autres empereurs au point où, au cours du 4e siècle après J.C., la monnaie romaine avait perdue toute valeur car elle ne contenait seulement que 2% d’argent.

Une particularité de la civilisation romaine était leur intérêt pour les bains. Les bains étaient chauffés…  Très chauffés en fait! La température ne devait pas descendre en dessous de 54°C (130°F). Une étude sur un site de bain privé a estimé que pour pour maintenir cette température pendant un an il fallait 114 tonnes de bois. Les bains publics avaient des besoins tellement grands en bois que des forêts avaient été désignées comme réserves forestières à cette seule fin. De plus, ils étaient si populaires que même en plein déclin de l’empire les derniers empereurs firent construire de nouveaux bains à Rome, portant leur total à plus de 900. Une guilde spécialement dédiée à fournir le bois aux bains fut même formée. Elle avait à sa disposition 60 bateaux.

Vous vous souvenez de Chypre? Et bien au temps de l’empire romain, elle s’était remise de la déforestation de l’Âge du Bronze. Les habitants avaient appris des leçons du passé et l’île était à nouveau couverte de pins. Malheureusement pour eux, les romains avaient peu à faire de ces leçons. Pendant les deux cent ans de domination romaine sur l’île de Chypre, l’île fut à nouveau rasée de ses pins pour produire du cuivre.

Il vint toutefois un temps où la rareté du bois finit par rattraper le monde romain. Non seulement la monnaie fut dévaluée mais les constructions en souffrirent aussi. Après l’incendie de Rome en 64 après J.C., Rome fut reconstruite à l’aide de briques. Toutefois, cela prenait du bois pour produire la chaleur nécessaire à leur fabrication. Une étude de l’évolution des briques a montré que dans les premiers temps elles étaient très minces et bien cuites. Toutefois, au fil du temps elles sont devenues très épaisses et beaucoup moins bien cuites, signe de la rareté du bois. Ce serait réducteur de limiter à cette cause le déclin de l’empire, mais la diminution des approvisionnements eut clairement un effet négatif sur la qualité de vie des citoyens romains et le prestige de cette civilisation. Aussi, chose certaine, après le passage de l’empire romain le paysage forestier de l’Afrique du Nord et de plusieurs des pays européens d’aujourd’hui avait été fortement modifié.

 

Les Anglais et la forêt

Plus proche de nous, pendant les 17e et 18e siècles, l’Angleterre bâtissait son empire via le contrôle des mers. La grande faiblesse de l’Angleterre était qu’elle devait compter sur des apports étrangers en bois pour pouvoir maintenir sa force maritime, particulièrement pour la confection des mâts. En fait, le bois était tellement important pour l’Angleterre du 17e siècle que John Evelyn, écrivain et sylviculteur (il publia Sylva : a Discourse of Forest Trees), émit le point de vue que l’Angleterre « would be better off without gold than without timber ». Le développement de la Nouvelle-Angleterre fut à cet égard comme une terre promise. L’Angleterre pouvait alors compter sur ses propres ressources plutôt que sur celles de la Baltique. Toutefois, il y avait danger. D’abord les hollandais au sud (Nouvelle Amsterdam, qui allait devenir New York) et ensuite les français au nord avec le Canada. La prise de Nouvelle Amsterdam en 1664 enleva la menace au sud. Restait le nord… À cet égard, le danger ne venait pas seulement d’une éventuelle prise de contrôle française des colonies anglaises. Le seul fait que les français et notamment leurs alliés amérindiens pouvaient harceler les colons anglais amenait une incertitude sur le commerce des mâts. En ce sens, pour assurer leur approvisionnement en mâts ainsi que leur domination sur les mers, la prise du Canada devenait un enjeu stratégique de premier plan. Cette obsession de l'Angleterre à préserver son approvisionnement en mâts pour leur marine, besoin issu de leur situation géographique, a certainement influencé l’état du monde aujourd’hui.

 

Remerciements pour services rendus

Il y aurait plusieurs leçons à tirer de l’histoire des forêts, une histoire que je n’ai fait que survoler ici. Je me limiterai à deux constats : 1- il y a eu peu de cas où la forêt a été aménagée dans une optique durable; 2- cela n’a pas empêché la forêt de fournir une multitude de produits et ressources aux différentes sociétés qui se sont succédées au fil des âges. La moindre des choses que nous pourrions faire pour les forêts en cette Année internationale, en guise de remerciement pour services rendus, serait de trouver les solutions pour la préserver pour les prochains siècles. Nous nous ferions en plus un très grand cadeau car, tant que la forêt sera là, elle continuera à rendre de très précieux services à toute l’humanité.

 

 


Références :

Devèze, Michel. 1965. Histoire des forêts. Collection Que sais-je? , numéro 1135. Presses Universitaires de France. 128 pages.

Perlin, John. 2005. A forest journey : the story of wood and civilization. The Countryman Press, Woodstock, Vemont. 463 pages.

Partager.

Répondre