Thon rouge, éperlan et lectures d’été

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Par Harvey L. Mead
Ancien commissaire au développement durable du Québec

Mots-clés : alimentation, poisson, viande, produits locaux, Chine, élevage, agriculture

Pendant mon premier été à Québec dans les années 1960, au cours d’été en français, je dînais chez une certaine Madame Bédard et une douzaine d’autres personnes. Parmi elles, se trouvaient des étudiants venant de famillies de 16 et de 18 personnes – le choc était tel que je m’en rappelle encore! Nos desserts pendant cet été ont été également frappants pour l’étudiant qui arrivait de la Californie et ses douze mois de cultures sans gel : nous avons commencé avec des fraises, en juin-juillet; les fraises ont été remplacées par des framboises, et celles-ci par des bleuets, en fin d’été avant mon départ. Nous suivions les saisons de productions, chose depuis longtemps oubliée.

Quelques années plus tard, je passais les étés dans Charlevoix avec ma famille, dont deux jeunes enfants. Presque tous les soirs, c’était la fête au quai, pour les adultes et pour les jeunes. Dépendant des heures de la marée, le village et le voisinage s’y trouvaient pour la pêche à l’éperlan. Le quai était plein, les gens débordaient pour occuper même les traversiers ancrés pour la nuit, pour trouver de la place. Nous mettions jusqu’à quatre hameçons sur chaque ligne, nous lancions nos perches de bambou, et nous prenions les éperlans à volonté. À d’autres moments de la journée, si nous en voulions pour le dîner ou le souper, j’y allais avec mon beau-père avec nos perches de bambou et nos paniers de bois, et nous revenions les paniers pleins dans l’heure suivante. Désormais, il n’y a plus d’éperlan et il n’y a plus de fête au quai pendant l’été.

Petite cueillette par Harvey Mead, été 2011 :
fraises et bleuets de Saint-Hilarion, framboises de Saint-Joseph-de-la-Rive, Charlevoix.
Tous droits réservés.

Les temps ont bien changé. Tout récemment, mon épouse et moi soupions avec le couple qui sont propriétaires de la maison d’édition MultiMondes, celle qui a bien voulu publier mon livre sur l’Indice de progrès véritable[1]. Au menu, du thon rouge, et j’en ai commandé. C’était l’étonnement pour Lise, consternée de voir l’écolo qui venait de publier chez elle un livre annonçant des crises nombreuses et variées, et probablement permanentes. « Le thon rouge est une espèce menacée! » s’est-elle exclamée. J’étais pris de court, et la discussion s’est enclenchée.

Fabien Déglise venait de publier un article dans Le Devoir qui dévoilait que 73% des poissons offerts aux marchés et dans les restaurants passaient sous un mauvais nom. Je fonctionne en présumant que les espèces formellement menacées ne se trouvent pas aux menus des restaurateurs. Nous avons sommé le serveur qui, après consultation auprès du chef, nous a informé que le thon rouge qu’ils servaient depuis quelque temps venait d’élevages, mais le thon rouge de ce soir-là était plutôt du thon à nageoires jaunes. La discussion s’est donc transformée en une analyse plus générale de notre situation.

 

Notre alimentation : problématique à plusieurs égards

On nous rapporte que 90% des grands poissons ont été éliminés des mers de la planète et pour certaines espèces comme la morue, dont les prises autrefois pouvaient comporter de très grands poissons, on pouvait dire tout simplement que 100% – « grands » et petits tous ensemble –, finalement toutes les espèces de poissons et presque toutes les zones de pêches dans le monde sont surexploitées. Pour agir de façon responsable, il ne faudrait pas manger du poisson.

Sauf que cela nous amène à nous poser des questions sur les autres aliments. Pour la viande, presque tout est produit en élevages, et nous avons de bonnes idées quant aux impacts occasionnés par ces élevages. Pour agir de façon responsable, il ne faudrait pas manger de viande. Quant à la diète végétarienne, l’été 2008 nous a montré le potentiel d’une crise alimentaire descendant la chaîne jusqu’aux grains qui constituent l’aliment de base pour l’humanité entière.

Quelques semaines plus tard, j’étais dans un autre restaurant, avec d’autres amis, et le thon rouge était au menu. Nous avons convoqué le serveur qui, après consultation, nous a confirmé que le thon venait d’élevages. Sauf, ajoutait-t-il, les élevages ne sont–ils pas très dommageables pour l’environnement? Pour le taquiner, nous avons demandé le contenu de la salade de fruit offerte en dessert : fraises, framboises et bleuets? ai-je demandé. Non, a-t-il répondu : mangues, ananas, melons.

 

Saveurs locales?

C’était sur la base de cette dernière expérience que j’ai commencé la lecture du récent livre d’Hélène Raymond, publié chez MultiMondes aussi. Goût du monde ou saveurs locales?[2] comporte une section « La salade de fruits de l’avenir » et je croyais bien savoir à quoi m’attendre : fraises, framboises et bleuts, avec quelques ajouts locaux! En effet, Raymond souligne dans cette section notre volonté d’outrepasser les saisons de production locales.

J’avais engagé un agronome pour inclure des perspectives agronomiques et agroalimentaires dans les travaux de mon équipe quand j’étais Commissaire au développement durable. Serge maintenait en même temps la ferme paternelle, dont l’exploitation ne suffisait pas à assurer les revenus nécessaires, même avec son épouse oeuvrant le jour comme lui le soir et la fin de semaine. Comme bon nombre de petits agriculteurs, il était chez le VGQ pour boucler son budget. À deux occasions différentes, nous nous trouvions séparément au buffet du dîner lors de conférences : lui ne pouvait s’empêcher de calculer le rendement calorifique de chaque plat, passant de 1 pour les pâtes à près de 10 pour la viande rouge; moi je ne pouvais éviter de faire un certain recensement du statut des espèces animales offertes et des impacts de leur élevage.

Pendant ce temps, mon équipe calculait l’empreinte écologique du Québec. Le résultat de l’équivalent de neuf mois de travail par une comptable et un économiste était concluant : si toute l’humanité vivait comme les Québécois, il faudrait trois planètes pour les soutenir. L’hypothèse pouvait sembler presque banale, en pensant que toute l’humanité ne vivra pas comme nous. Mais cela supposait que les énormes inégalités actuelles continueraient, et que les pays comme la Chine et l’Inde, des « économies émergentes » qui font les manchettes presque sans arrêt, ne chercheraient pas à améliorer le sort de leur populations de 2,5 milliards de personnes vivant actuellement, pour la plupart, dans la pauvreté….

 

La paralysie face aux crises

C’est la paralysie qui semble nos menacer, face à de tels constats – sauf qu’il nous faut tout sauf la paralysie si nous voulons nous préparer pour un avenir où tout le monde ne vivra certainement pas comme nous, mais où une grande majorité de la population humaine, dont nous, vivra de façon beaucoup plus équitable, et en consommant énormément moins de ressouces qu’actuellement. Mon travail sur l’IPV représente un effort de monétariser le bilan des différentes composantes de notre activité comme société (et de notre empreinte écologique) afin de mieux cerner des orientations pour le virage que la Loi sur le développement durable cible dès son premier article comme nécessaire, sans en préciser l’ampleur.

Après la salade de fruits, j’ai passé à la section « Le sushi » dans le livre d’Hélène Raymond, où le thon rouge occupe une place importante, section que Lise avait bien lue lors de l’édition… Raymond y détaille toute une série d’activités humaines liées à notre alimentation, à des échelles souvent importantes, qui montre les synérgies entre ces différentes activités, entre elles et l’environnement qui les soutient. Elle nous rappelle que 40 % des prises dans le secteur des pêches vont à l’alimentation d’espèces prédatrices dans des élevages de partout. Elle nous signale que les Chinois représentent à eux seuls 70 % de l’ensemble de l’aquaculture de la planète, et cela suivant une tradition plusieurs fois centenaires, mais pouvant se transformer avec la course à une alimentation de plus en plus carnée, de plus en plus calorifique.

Lors d’un souper au restaurant à Vancouver en 2005, la serveuse (qui venait de Sherbrooke!) nous a recommandé le saumon sauvage au menu : il n’y en aura pas pour longtemps, chuchotait-elle. Raymond aboutit de temps à autre dans son livre au constat que nous n’avons pas beaucoup de temps pour changer notre comportement et trouver des pistes de solutions, tout en gardant un ton moins catastrophiste dans sa narration en général – pour le plaisir, finalement, du lecteur.

La série de TV5 « Thalassa » fournit un exemple de cette tendance qui est devenue presque généralisée. Alors qu’il y a peut-être dix ans, les émissions nous mettaient en contact avec des populations d'un peu partout, vivant de la mer et cela au bord du précipice, sans que l’émission n’en parle. C’était le pittoresque qui dominait, et il prenait les connaissances de l’écologiste pour se parler tout seul en commentant l’émission. Depuis quelques années, on voit un changement assez marqué dans la présentation des scènes : toute l’équipe de « Thalassa » semble aujourd’hui confrontée au constat que ces scènes « pittoresque » sont menacées, les communautés humaines qui vivent de la mer autant que les populations de poissons qui s’y trouvent et dont les premières dépendent.

 

Lecture d’été constituant plus ou moins un plaisir

Deux autres livres me paraissent intéressants pour conclure cette petite réflexion, en quittant le plaisir pour s’attaquer à la recherche de solutions. Farley Mowat, en 1985, a produit Sea of Slaughter[3], où il présente le portrait de l’histoire de la pêche (et de la chasse) dans le golfe et l’estuaire du Saint-Laurent[4]. Partant des morues géantes et des morses qui ne s’y retrouvent plus, il passe en revue les 400 ans de déprédation de cet écosystème pris au sens large, de son « massacre », pour prendre le mot du titre. Le portrait pourrait se résumer dans le constat que nous faisons aujourd’hui concernant cet écosystème : à la place de la morue, nous trouvons aujourd’hui une énorme biomasse – en principe, l’équivalent de celle de la morue d’antan – représentée par les populations de crevette nordique, en explosion démographique alors qu’elles occupent progressivement la niche délaissée par la morue disparue. Si nous suivons la courbe montrant la taille des prises, nous pourrions imaginer qu’un jour, ce seront seulement les algues qui fourniront une alimentation venant de la mer.

En 1996, Lester Brown a produit Qui nourrira la Chine?[5], livre qu’il a écrit après avoir passé quelques heures à lire les statistiques de la FAO concernant ce pays, et l’ensemble des pays de la planète. Brown trace les tendances chez les Chinois vers une alimentation plus riche en même temps que les demandes pour ses terres agricoles et pour l’eau de ses rivières, pour répondre à l’industrialisation et à l’urbanisation débridées, augmentent et se mettent en conflit avec sa capacité de répondre aux besoins de l’alimentation. Sa conclusion : en 2030, la Chine, pour nourrir sa propre population qu’elle a quand même pris la peine de restreindre, aura besoin de deux fois l'ensemble aliments produits par l’humanité pour le commerce international.[6] À voir la présence de la Chine partout aujourd’hui, sur tous les marchés, dans tous les domaines, on comprend que nous sommes déjà face à une situation où on pourrait penser que la Chine a actuellement besoin de peut-être toutes les ressources alimentaires, énergétiques et minérales que l’humanité produit pour le commerce international….

Bonne lecture!

 


Notes bibliogrpahiques


[1]
Harvey L. Mead, L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie, MultiMondes, 2011.

[2] Hélène Raymond, Goût du monde ou saveurs locales?, MultiMondes, 2011. Voir aussi Hélène Raymond et Jacques Mathé, Une agriculture qui goûte autrement : Histoires de productions locales, de l’Amérique du Nord à l’Europe, MultiMondes, 2011. Raymond était animatrice de l’émission « D’un soleil à l’autre » pendant environ dix ans, et est aujourd’hui à l’émission « La semaine verte ».

[3] Farley Mowat, Sea of Slaughter, Key Porter Books, 1984.

[4] Voir le rapport fait par Elizabeth May à la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie après une tournée à Terre-Neuve pour prendre le pouls des impacts humains de la fin de la pêche à la morue pour l’organisme : Rapport du Partenariat visant le développement durable des villages côtiers et des écosystèmes marins de Terre-Neuve et du Labrador, Stuart Smith, président, Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie et Judith Rowell, présidente, Table ronde de Terre-Neuve et du Labrador sur l’environnement et l’économie, Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie (1995) – http://www.nrtee-trnee.com/fra/publications/publications-date.php

[5] Lester Brown, Who Will Feed China?, Worldwatch Institute, 1995.

[6] On estime que la population de la Chine comporte entre 320 et 400 milllions de moins que s’il n’y avait pas eu la loi de l’enfant unique, adoptée en 1978. 

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