La transition sociale de la société

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Mes propos sur notre avenir comme société « paysanne et villageoise »[1] ne se disent pas. Pourtant, dans une perspective qui cherche à répondre aux protestations du printemps arabe, de los indignados et de Occupy Wall Street, ils vont presque de soi. Notre défi est aujourd’hui de gérer la constation que les échecs des conférences des parties (COP) découlant de Kyoto consacrent l’échec plus global du déveppement et que les effondrements arrivent à courte échéance. Les interventions des pays du G77 à Varsovie nous obligent encore une fois de reconnaître que le défi est loin d’être seulement environnemental. Il est même plus social. Alors que l’échec du mouvement environnemental n’est presque que de contraintes, celui du mouvement social offre en même temps de l’espoir pour la société de profonde sobriété qui nous attend.[2]

 

1. Échec du mouvement social 

Lors d’une rencontre à Joliette en avril 2012, les organisations de l’économie sociale et solidaire ont pu entendre Alain Lipietz, économiste et ancien Vert du Parlement européen, sur l’échec des trois décennies précédentes en matière de développement[3].

Fondamentalement, tout d'abord : que l'Humanité a perdu. Elle a perdu une bataille. Dans les 20 ans qui se sont écoulés depuis Rio 92, l'hégémonie du capitalisme libéral a balayé littéralement tous les engagements, tous les espoirs du premier Sommet de la Terre. Nous en étions, en 1992, à la dixième année de ce que certains économistes appellent le modèle néolibéral. C'est-à-dire : ce nouveau modèle de développement capitaliste, mis en place sur les ruines du modèle « social-démocrate » ou « fordiste » ou « keynésien », qui avait régné pendant les 30 glorieuses années de 1945 à 1975. … La victoire du modèle libéral sur les engagements de Rio aboutit à cette catastrophe : la crise économique et écologique mondiale que nous connaissons actuellement. Rio+20 s'ouvre dans cette atmosphère de crise, et l'Humanité n'a pas été, jusqu'à présent, capable de produire les antidotes à la crise du libéralisme.  …

La victoire du libéralisme économique, contre l’engagement de l’Humanité à Rio 92 d’assumer ses propres problèmes écologiques, a fini par accélérer les crises écologiques, qui ont elles-mêmes déclenché la crise financière du libéralisme puis la crise économique du libéralisme. … Mais aussi,     je vais vous annoncer une bonne nouvelle : c’est que les solutions aux crises écologiques (solutions qui viennent d’être esquissées dans les exposés précédents) sont aussi des solutions à la crise économique.  

Ce modèle qui dévore déjà la planète et qu’on ne peut pas élargir à toute la population, comment a-t-il fait pour se prendre les pieds dans le tapis ? De deux façons : par une crise énergie-climat et   par une crise alimentation-santé. … Voilà la double crise que nousdevons affronter, que Rio 2012   devrait affronter. Malheureusement, comme vous le savez déjà, les multinationales, les forces du modèle 1980/2010, celles qui ont détruit la planète, ont déjà préempté le résultat du Sommet de la Terre de 2012.

Non seulement le mouvement environnemental a-t-il connu l’échec, mais le mouvement social aussi – Lipietz pourrait difficilement être plus clair. Comme nous le verrons, Lipietz met beaucoup trop d’accent, par contre, sur le néolibéralisme en décrivant les causes de l’échec global, même si cette grande orientation économique et politique a donné lieu directement à plusieurs crises sociales. Mais Lipietz voit plutôt juste en soulignant que les solutions aux crises écologiques sont aussi des solutions à la crise économique. En effet, mais pas tout à fait comme Lipietz le pense, les crises écologiques exigent un nouveau modèle économique, et non seulement une correction du néolibéralisme.

Peu importe les autres pistes, les autres objectifs, c’est la sobriété, en raison des contraintes écologiques, qui marquera l’avenir des sociétés. David Suzuki est intervenu à peu près en même temps que Lipietz pour souligner[4] ce premier aspect de Rio+20, son constat de l’échec des promesses de Rio 1992. Il s’agit finalement du thème qui inspire la création de mon site web, soit que nous devons constater l’échec du mouvement environnemental[5] et nous préparer pour les conséquences de cet échec en ciblant un nouveau paradigme économique et social.

De nombreuses organisations de la société civile et des leaders écologiques intervenaient en 2011-2012 dans l’espoir de maintenir l’intérêt pour le développement durable, la possibilité d’un tel développement, et pour reprendre l’initiative lors de Rio+20 : Forum francophone préparatoire à Rio+20, avec Christian Broghag, ancien délégué interministériel au développement durable (2004-2008); des interventions de Brice Lalonde, ancien député vert européen et ministre français et alors organisateur/dirigeant de Rio+20; Dominique Bourg et l’accent sur l’économie circulaire; Alain Lipietz lui-même, autre ancien député vert du Parlement européen, avec son Green Deal[6].

Pour le mouvement social, il s’agissait en priorité des « Rencontres du Mont-Blanc » (RMB), dont celle de novembre 2011 qui avait déjà établi les assises des interventions en vue du sommet. Le document d’orientation de cette rencontre s’intitulait La planète n’y arrivera pas si on ne change pas de modèle ! La contribution de l’économie sociale et solidaire à l’heure de Rio+20 : Une réponse aux challenges posés par la crise[7].

Finalement, tout ce travail reconnaissait le bilan, un constat d’échec des mouvements sociaux depuis des décennies, à l’instar de l’échec du mouvement environnemental. Et Lipietz et Lalonde constataient déjà la prise de contrôle de l’événement par les milieux économiques et les organisations internationales qui cherchaient à maintenir le modèle économique dominant, cela en faisant intervenir l’idée de « l’économie verte » comme successeur à celle du « développement durable ».

La Figure 1 fournit une idée de ce qui est en cause, en prenant le cas du Québec : chômage, endettement et inégalités mais, presque une surprise, une contribution du travail non rémunéré qui constitue la plus importante composante parmi les « externalités » traitées par l’Indice de progrès véritable du Québec (IPV) – et elle est positive.

Figure 1 : L’échec social, cas du Québec[8]

Lipietz l’écologiste et économiste ne voit dans l’échec des trente années de néolibéralisme qu’une bataille perdue, et non la guerre : « Je peux vous le dire, elles ne l'emporteront pas au paradis ! », disait-il à ses auditeurs à Joliette. Le mouvement social a également insisté sur le maintien de la pression : « En 1992, la Conférence de Rio portait surtout sur l'écologie et l'environnement, expliquait Thierry Jeantet, le président du conseil d'administration des Rencontres du Mont-Blanc au moment de la rencontre de Joliette. Mais, en 2012, la Conférence porte maintenant sur le développement durable, et aujourd'hui le monde associatif y a pleinement sa place. Celui-ci cadre parfaitement avec le développement durable, puisqu'il allie l'économie, l'écologie et la dimension sociale »[9]. Jeantet faisait référence entre autres à un document où le mouvement associatif présentait un plan de travail en cinq chantiers et 20 propositions à l’issue de la RMB de novembre 2011[10].

En effet, le mouvement social prenait conscience de la crise écologique pendant les années précédant Rio+20. Louis Favreau et Michel Hébert le soulignent dès le départ dans leur récent livre : « Nous ne sommes pas des écologistes; nous sommes deux chercheurs, un sociologue et un économiste, dont les conditions de travail scientifique … ont été et sont toujours inscrites dans le mouvement syndical et le mouvement coopératif »[11]. Ce type de constat menait justement à l’invitation à un écologiste pour animer la conférence de Joliette.

Suzuki est intervenu après Rio+20 aussi[12], pour souligner également l’échec de l’effort de relance, deuxième objectif de Rio+20. Cet échec s’annonçait face aux discours omniprésents sur l’économie verte qui ne faisaient que reprendre les discours de Rio 1992 sans s’attaquer aux causes de l’échec des efforts découlant de ces mêmes discours. Pour Suzuki, l’échec monte à environ 50 années, et non les 30 mises en évidence par Lipietz et son modèle 1980/2010. J’en ai fait le même bilan dans « Échec et mat : la fin du mouvement environnemental selon Jeff Rubin »[13] en insistant que l’échec du mouvement environnemental peut être associé à plus de quatre décennies d’effort, remontant aux années 1960 et aux travaux du Club de Rome dans Halte à la croissance de 1972comme référence phare.

Ce que l’on doit constater, de la part de l’écologiste invité autant que du mouvement associatif lui-même, est une certaine déficience de perspective. Lipietz cible le néolibéralisme en proposant le nouveau paradigme, plutôt que le modèle économique lui-même qui dominait également pendant les Trente glorieuses; les économistes hétérodoxes au Québec font la même analyse et la même critique, et manquent une vision adéquate des véritables fondements des crises[14].

La figure 2 fournit un portrait de la situation telle que décrite par les analyses de l’Indice de progrès véritable et de l’empreinte écologique. De façon générale, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le développement des pays riches amène inéluctablement un effondrement des écosystèmes planétaires. Dans une inconscience inhérente au modèle, cet effondrement se poursuit pendant que les activités économiques qui en sont la cause maintiennent l’apparence d’un certain « progrès ». La crise écologique n’est pas qu’un phénomène qui accompagne les dérapages du néolibéralisme.

 

Figure 2 : Anti-modèle de développement en cours

 

Le graphique est une version de celui qui décrit le phénomène de l’effondrement de la pêche à la morue tel que présenté dans L’indice de progrès véritable du Québec : Quand l’économie dépasse l’écologie (p.171). L’effondrement des stocks (courbe rouge) était en cours alors que les indices économiques (courbe bleue) se sont maintenus pendant quelques années. Le coût de l’effondrement des stocks de morue était le moins important de tout le calcul de l’IPV, mais ce que sa représentation graphique suggère est une situation en cours à l’échelle planétaire…

Marquant leur propre échec, les groupes environnementaux du Québec n’ont pas réussi à profiter de l’énorme succès momentané du Jour de la terre 2012 (quelques semaines avant Rio+20)[15], entérinant quelques semaines après l’événement l’approche de l’économie verte dans leur plateforme pour la campagne électorale de 2012. Et par rapport aux composantes de la crise écologique, clairement identifiées dans Halte à la croissance, Lipietz ne leur reconnaît pas cette origine dans Green Deal, attribuant de façon erronée à Halte une reconnaissance limitée surtout aux problèmes de la rareté des ressources (p.33); il voit une reconnaissance des impacts (pollution, pluies acides, émissions de GES) comme venant beaucoup plus tard, surtout à Rio en 1992. Quant à Favreau et Hébert[16], ils transforment l’intervention de 1972, un argumentaire soutenu pour une reconnaissance de l’impossibilité d’une croissance exponentielle dans un monde fini, en un questionnement – le titre qu’ils lui assignent est Halte à la croissance?, et le point d’interrogation est important pour eux (41).

Ce retour dans le passé n’est pas qu’une correction et une sorte de précision concernant un élément de l’histoire des deux mouvements. Il souligne le fondement des orientations du mouvement social face à son échec. Les Rencontres du Mont-Blanc semblent découvrir le « développement durable » en 2011 et leur compréhension en semble trop influencée par la généralisation presque banale à l’effet qu’un développement est durable s’il tient compte d’un ensemble de facteurs sociaux, environnementaux et économiques. Elles ne constataient ni que cette initiative remontait directement aux travaux de la Commission Brundtland dans les années 1980 et son rapport de 1987, ni que le premier Sommet de Rio de 1992 représentait la mise en œuvre de ce rapport sur le développement durable au cinquième anniversaire de sa publication. Leur adhésion à l’économie verte pour chercher des pistes de solution ne constitue qu’un changement de la terminologie face à une initiative que l’on doit constater cliniquement morte[17], pour ceux qui en suivent les résultats depuis maintenant 25 ans et plus.

La présente série d’articles cherche à mettre l’accent sur la transition sociale de l’économie, de la société, en refusant la proposition que la « transition écologique », telle qu’esquissée par Lipietz et adoptée par les adhérents à l’économie verte, est possible. Mais contrairement aux contraintes auxquelles l’échec du mouvement environnemental nous confronte, celui du mouvement social a le potentiel de transformer l’avenir, possédant des orientations qui ne sont pas que contraignantes. Pour que cette transformation s’opère, il faut voir que nous sommes devant une transition sociale, et cela non seulement de l’économie mais de la société dans laquelle la société s’insère. Nous reviendrons dans le prochain article à ce changement non seulement du titre, mais de la pensée, de Favreau et Hébert.

 


[2] Pour une mise en contexte de cette série d’articles, voir « L’échec du mouvement sociale et la nécessaire transition sociale de la société » – http://www.harveymead.org/2013/12/17/la-necessaire-transition-sociale-de-la-societe/

[3] Alain Lipietz, « De Rio 1992 à Rio 2012 : qu’est-ce qui a changé ? ». http://www.eve.coop/?a=148

[6] Alain Lipietz, Green Deal : La crise du libéral-productivisme et la réponse écologiste, La Découverte, 2012. Nous n’en parlerons que peu, mais Lipietz se révèle un économiste hétérodoxe qui confond, finalement, la crise occasionnée par le modèle libéral-productiviste et les crises plus profondes occasionnées par le modèle économique de base et qui dépend de la croissance continue de la consommation de ressources. Son adhésion au discours de l’économie verte est déjà claire dans Face à la crise : l’urgence écologique (textuel, 2009).

[8] Figure tirée de la Conclusion de Mead (collab. Marin), L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie (MultiMondes 2011), p.327; ce travail traite des inégalités de façon séparée, dans une annexe, mais insiste sur leur présence dans le portrait. Les échecs dont il est question dans ce texte ne sont peut-être pas aussi dramatiques au Québec qu’ailleurs. Les figures ne font qu’en décrire les paramètres.

[11] Louis Favreau et Mario Hébert, La transition écologique de l’économie : La contribution des coopératives et de l’économie solidaire, Presses de l’Université du Québec, 2012, p.24. http://www.puq.ca/catalogue/livres/transition-ecologique-economie-2414.html

[14] Voir « Pour sortir du désastre : l’économie biophysique comme approche de base » http://www.economieautrement.org/spip.php?article217, une réflexion sur Sortir de l’économie du désastre : austérité, inégalités, résistances, M Éditeur, 2012. Parmi les économistes hétérodoxes, Lipietz est peut-être le meilleur critique de l’économie verte, montrant sans cesse le caractère presque illusoire de ses orientations face au modèle de base qu’il n’arrive pas à bien identifier comme la cause de tous nos maux. Sa présentation d’une société « industrieuse » est une version voilée de ce que nous sommes amené à appeler une société paysanne et villageoise.

[16] La transition écologique de l’économie : La contribution des coopératives et de l’économie solidaire

[17] Comprendre le sens de ce terme est de plus en plus difficile en lisant la multitude d’articles et de documents où il est courramment utilisé. On en voit un bon exemple de la confusion qui en consacre sa mort dans le cahier spécial du Devoir du 16-17 novembre paru pendant la rédaction de ce texte. Le cahier s’intitule « Environnement : Développement durable » et comporte en page couverture un article qui porte sur le « virage vert ».

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